NGUYÊN SON HUNG – LA COMPASSION ET LA VIE
Compassion vis à vis de soi-même.
Soi-même, sa propre personne est une identité apparente qui n’a de sens que pris globalement en relation avec tous les autres êtres animés et inanimés de l’univers. Si un individu se considère comme un être à part, un microcosme indépendant, il va s’enfermer dans l’égocentrisme et risque de perdre tout contact avec le reste de l’environnement, de son origine. Il glisse ainsi insidieusement vers le cloisonnement, l’isolement puis vers la souffrance.
Pourtant dès la naissance, l’Homme reçoit un nom et prénom. C’est un paradoxe de la part des parents ou de ses proches que de vouloir l’identifier à tout prix. On lui apprend à prononcer le ‘je’, à user et à abuser du ‘moi’, à nourrir son corps, à le défendre et à le mettre au premier plan envers et contre tout. Il finira ainsi par croire que les cellules de son corps et les gènes qui s’y trouvent lui sont propres. Il ne peut donc être que différent des autres. En toute logique, on devrait le considérer comme une entité à part, oubliant de ce fait que nous sommes tous constitués des mêmes éléments de base, azote, hydrogène, oxygene et carbone. En l’incitant ainsi à penser toujours à soi-même il finira par devenir égoïste, narcissique. Il va oublier ce fait évident qu’on existe que dans le regard des autres, sinon qui qui ira lui dire qui est-il ? On lui donne l’impression que le monde gravite autour de son nombril, que sans lui il n’y aurait point de repère.
Cependant il faut bien soulever la question de savoir à quoi correspondre ce soi-même ?
Avec le développement embryonnaire depuis la fécondation des gamètes mâle et femelle, ovule et spermatozoïde, jusqu’à la formation du fœtus à trois mois de vie in-utero, nous sommes un assemblage de systèmes (cardio-vasculaire, digestif, neuro-musculaire, uro-génital et encéphalique) enveloppé dans un sac cutané, avec une certaine forme, une certaine identité à la manière d’une automobile de modèle et de couleur différente ou d’un bateau d’aspect et de tonnage divers mais possédant le même fond intérieur, la même mécanique… A ces éléments physiques, s’associe un élement central intégrateur, qui est son Soi mental responsable de la gestion de tout, à la manière d’un conducteur d’automobile, d’un commandant de navire, d’un chef d’entreprise… Pour faire fonctionner et guider cette entité, cette identité, nous serons bien obligés à se référer aux éléments autour de nous, surtout devant nous, comme un automobiliste devant sa pare-brise pour conduire. Imaginons la catastrophe si ce dernier ne regarde que son nombril tout en conduisant ! Nous sommes comme une machine mais avec cette différence avec les animaux est que nous sommes pourvus d’un pouvoir de décision. Si elle est bonne, nous sommes heureux, mauvaise et nous en souffrons, bonne si notre Soi est intégré dans le tout, mauvaise si nous croyons que notre Soi est unique.
Faut-il dans ce cas éliminer notre Soi, sacrifier notre identité, notre personnalité pour se mettre au service des autres ? Le but ultime de l’homme serait-il le dévouement total à la communauté ?
Une telle opinion serait également erronée car malgré notre base biologique commune, il ne faut pas oublier que nous sommes génétiquement différents les uns des autres, depuis la première division cellulaire de l’œuf fécondé dans son sac gestationnel. Dans l’utérus de notre mère, chacun de nous reçoit un nutriment différent, s’imprègne d’une ambiance différente. On conçoit ainsi que les êtres humains ne puissent jamais se ressembler totalement. Nous sommes semblables car pourvus de deux yeux, deux oreilles, un nez, une langue, un cerveau, mais nous ne sommes pas identiques car nous ne sommes jamais constitués en même temps et de la même manière. De ce fait il est évident qu’il nous faut un effort de rapprochement pour conserver une bonne homogénéité. Conscients de notre différence les uns par rapport aux autres, nous devrions nous prendre en considération convenablement, afin de mieux réaliser l’harmonie avec nos semblables.
Ainsi se nourrir et respecter une bonne hygiène de vie serait notre premier devoir. Un individu qui tombe malade par négligence et se retrouve à la charge d’autrui serait fautif d’abus de confiance. La compassion vis-à-vis de soi-même consiste donc à veiller à ce qu’il n’oublie jamais son appartenance à un ensemble, à un tout sans lequel il ne serait rien, sans aucune valeur réelle. En dehors de cette considération, tout est fictif et illusoire, tout ne serait que le produit de son esprit et de son imagination.
Pourtant avec les impératifs de la vie, l’homme est obligé de lutter, de s’adapter. Il s’oblige à l’apprentissage ou à l’adaptation. Ce temps d’adaptation en fait ne se termine jamais. Il est permanent, indéfini car il doit répondre à l’impermanence des choses. Il est ainsi obligé à surveiller ses faits et gestes. Cette conscience comportementale forcement égocentrique va amener notre conscience, notre mental à se fixer sur soi-même et à oublier l’ environnement. Ainsi l’homme est certes bon à la naissance mais la vie durant, avec tous ses besoins il va être amené à devenir égocentrique. Il va penser par habitude à soi-même. Quand il regarde les autres, souvent il ne pense que selon lui et pour lui. Il va avoir peur de perdre, de manquer et c’est le début de l’attachement, de l’accumulation, de la cupidité c’est à dire de la souffrance. Cette angoisse de la vie se met en place progressivement depuis la naissance, lorsque le nouveau-né quitte le ventre de sa mère. Son premier cri sera un cri de panique. Sa première inspiration, son premier bol d’air certes vont le remplir de vie mais ils vont aussi commencer à charger son corps et son âme des malheurs de cette vie.
Compatir à soi-même reviendrait à se défaire de ces mécanismes d’apprentissage à contre sens. Il faudrait qu’il se souvienne, qu’il réalise que la bonne communication, celle qui permet d’éviter les désagréments, la souffrance, se fera de soi à autrui. Toute tentative de garder pour soi, secret biens savoir-faire ne pourra que surcharger son fardeau. Par ailleurs il a toujours su que tout ce qu’il possède n’aura plus aucune valeur le jour de sa mort. En ouvrant son soi aux autres, nous pouvons l’asseoir sur un ensemble d’êtres plus stable. Cette ouverture faciliterait aussi une meilleure intégration par la suite. Dans le cas contraire il faut assumer soi-même tout le poids de son équilibre, sans aucun repère, dans l’insuffisance de ses limites. Nous voyons bien que la vanité mène à l’aveuglement, l’humilité est le début de la sagesse et de la reconnaissance de la nature véritable de son soi.
Pour combattre cette tendance égocentrique qui se met en place depuis l’origine, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse, dans l’ascétisme hindouiste ou comme avec une certaine pratique spirituelle chrétienne d’autoflagellation.
Compatir à soi-même reviendrait donc à toujours se rappeler que la seule voie de libération possible ne peut être que celle de l’altruisme, de la générosité et de l’abstraction de soi. La compassion vis à vis de soi-même consiste donc à empêcher la mauvaise orientation de ses pensées, à surveiller l’éclosion de ses émotions, qui ne cessent de surgir à chaque instant, à chacune de nos réactions aux phénomènes de la vie. Il faut bien comprendre que son soi n’est pas une entité propre sinon nous tombions dans le piège de son imagination. De ce fait il est parfaitement futile et illogique de s’acharner à vouloir l’effacer, le martyriser, dans l’espoir d’accéder à la bonne voie, le bonheur. Ce serait tomber d’un extrême à un autre. Le soi raisonnant est l’esprit.
L’esprit ne peut être qu’une réaction à notre environnement. C’est en le gardant en harmonie avec les autres que nous nous détacherons du poids de la souffrance. Cette souffrance n’est rien d’autre que ce sentiment d’égarement, d’angoisse qui ne cesse de nous tirailler. L’angoisse est le propre de l’homme, de celui qui souffre. Se libérer de l’angoisse est le but de la vie, le rêve de tout un de nous. En cas de blocage certain a même recours au médicament anxiolytique, tranquillisant, espérant trouver une solution aux problèmes. Mais il faut toujours se rappeler que l’angoisse n’est qu’une création de l’esprit. Le médicament pour être efficace devrait aider l’individu à prendre conscience de la relativité des choses. Il n’est qu’un moyen et ne peut en aucun cas se substituer à soi pour trouver la solution définitive. Cette dernière ne peut venir que de soi-même. Le bouddhisme a toujours insisté sur le travail à réaliser sur soi-même, par la pratique de la méditation. C’est dans le calme de l’esprit que l’homme peut observer la formation, la déformation et la cessation de ses pensées. Sortir des zones de souffrance avec la turbulence de la vie, est l’espoir de tous les êtres de l’univers. Nous croyons tous au bonheur, au paradis, au nirvana. Compatir à soi-même consiste donc à aider l’individu à garder sa vraie place, à bien orienter son esprit ou à le remettre dans le bon sens en cas d’égarement.
Cependant il peut sembler toujours contradictoire de parler de compassion vis-à-vis de soi-même. A première vue, tout sentiment envers soi-même releverait de l’égoïsme. Cette conscience de soi vient de ce moi qui bouge, qui marche, qui mange, qui dort. Du fait de ses faits et gestes, il prend conscience des autres. Ainsi sans cette conscience de soi, les autres ne pourraient exister. Puisque nous sommes tous interdépendants, tout deviendrait relatif. Sans cette notion de soi, il serait impossible pour un être humain d’expérimenter le malheur ou le bonheur. Il sera comme un animal, une plante, se contentant d’exister et d’obéir à la loi universelle, le dharma, sans état d’âme. Le Soi cependant n’est pas tout à fait une entité illusoire. C’est l’idée qu’on a d’un Soi permanent et indépendant qui est illusoire. Illusoire si on le croit d’une certaine valeur réelle, tangible ; illusoire si on le croit différent du reste du monde. Comme le centre n’a de sens que couplé à un cercle. Sans le périmetre, ce dernier n’est qu’un point parmi tant d’autres. Le Soi sert aussi de référence dans toute communication entre différents acteurs de l’univers. Isoler le soi comme dans l’égocentrisme revient à lui en couper toute liaison. Ce soi nous permet d’apprécier ou mieux d’appréhender le monde. De la qualité de son observation, de sa perception, de sa compréhension conception, dépend la bonne marche, la bonne harmonie du monde. Si le Soi est pourvu de toutes les qualités requises comme un bon chef d’orchestre avec ses meilleurs éléments, on aurait la meilleure musique jamais imaginée, le vrai chant de la nature. Dans le bouddhisme, ce soi et sa conscience font partie des cinq agrégats ou skandhas qui constituent l’identité de l’être humain.
Mais il faut immédiatement insister sur son caractère hautement labile, dépendant des conditions d’apparition. De ce fait il est non existant dans l’absolu du fait de l’impermanence et de l’interdépendance de toute chose, il est donc illusoire. C’est avec la bonne compréhension de ce Soi qu’on accède ou non à la vacuité. Les phénomènes de la vie dont le bonheur, le malheur ne peuvent être évoqués qu’en présence du Soi. Si le Soi parvient à s’intégrer à l’ensemble de la nature, les phénomènes s’évanouissent instantanément faute de partenaire. Le dualisme a disparu. C’est le retour à l’unique, le vrai nirvana ou le vrai paradis, avec absence de souffrance, le bonheur n’étant plus indispensable.
Ainsi le vrai problème n’est pas d’éliminer son Soi. Il consiste surtout à mieux le guider, à mieux orienter son regard, à mieux déployer ses antennes de perception. Tel un guetteur des voiliers des temps anciens, suspendu en haut sur le mas ou un éclaireur dans les opérations militaires ou un explorateur, le Soi et son esprit doivent être constamment à l’écoute, à observer ses alentours. On ne peut conduire un bus en regardant ses pieds. De même les yeux ne peuvent se regarder entre eux, on ne peut voir en même temps dehors et dedans. On ne peut vivre non plus raisonnablement en s’isolant entre les quatre murs. Pourtant c’est ce que font actuellement les gens, et ce malgré le formidable développement des moyens de communication. Peut-être le tort dans notre monde dit de progrès vient du fait que nous privilégions les phénomènes dits concrets, des preuves objectives, perceptibles par nos organes de sens. On exige des images concrètes pour les yeux, des sons audibles pour les oreilles, une odeur nette pour le nez, un goût identifiable par la langue, une sensation palpable pour le toucher. Noyé dans ce déluge de sensations et étouffé par le mirage du média, l’esprit s’accroche à son identité, à ses sentiments, croit détenir la vérité et se laisse glisser insensiblement dans la mauvaise voie. Les sensations donnent naissance à des émotions qui à leur tour nous entraînent dans des perturbations avec des hauts et des bas comme ces vagues dans l’océan qui apparaissent puis disparaissent, qui montent et qui descendent, dans un flux et un reflux incessant, permanent, infini. La vie sera ainsi toujours superficielle, comme ces remous de surface, variant avec les caprices du vent, ballottant, changeante, indéfinissable, mais toujours loin de la sérénité des profondeurs.
La compassion pour le Soi consiste à toujours rappeler à l’individu que son véritable origine, le vrai but de sa destinée ne peut être qu ‘avec tous les facteurs environnants, ensemble, dans l’harmonie, le partage et le respect de tous. Il est très curieux de constater que l’homme dès la naissance a un comportement qui laisse entendre qu’il va vers son auto destruction. Il mange sans s’assouvir, se laisse toujours emporter par l’engouement de ses sens. Cette forme d’auto-suicide se retrouve dans sa passion pour la vitesse, sa tendance belliqueuse. Il est sans cesse attiré vers la mort tout en niant, en ne voulant pas y penser. Cette attitude témoigne d’une déconnexion entre son esprit et les réelles sensations de son corps. Peut-on dire que l’homme soit foncièrement négatif ? Auto destructeur ? Est-il comme une batterie qui ne fait que se décharger progressivement ? Le bouddhisme est conscient du poids de ce penchant négatif de l’homme, pessimiste, suicidaire. Il connaît aussi la tendance naturelle à la paresse, au moindre effort et à la facilité d’un grand nombre d’individus. Il reconnaît que l’homme préfère souvent descendre la pente des montagnes que de l’escalader, pour atteindre le sommet, là où nous pouvons tout voir, mieux réaliser. Il relie ce fait à la notion de karma, cette absence de volonté de se libérer du cycle des renaissances, le samsâra.
Afin d’échapper à ce cycle infernal, il recommande la pratique de la méditation qui permet de mieux contrôler le fonctionnement de l’esprit, de limiter le débordement affectif, émotif qui pourrait avoir une mauvaise influence dans toute prise de décision de nos actes et dans notre mode de pensées. La méditation permet aussi d’observer la genèse et l’évolution de nos sens et nous évite de tomber dans le piège des illusions. L’église chrétienne a d’emblée reconnu le mauvais penchant de l’homme, le péché originel d’Adam qui à travers la désobéissance d’avoir mangé la pomme, cache l’orgueil, première étape de la remise en question de la suprématie de Dieu. Elle s’emploie à le reconduire vers la foi au Créateur par la pratique des sacrements, de la charité envers ses semblables démunis. Le seul moyen pour unir les gens entre eux est de leur rappeler la même origine et le même destin de tous les êtres. Si dans la nature, tout le monde se tourne vers le soleil, qu’il soit plantes fleurs homme ou animaux, si souvent nous levons les yeux au ciel chaque fois nous avons une demande à faire, un problème à résoudre, un souhait à formuler, ne serait-ce pas là la preuve de notre appartenance à une seule et même origine ? La compassion envers Soi même consiste donc à lui conserver cet aspect unitaire hors du quel nous ne serions rien, c’est à dire purement imaginaire. Chaque fois que nous avons une impression de, que nous éprouvons une impression de, il faut toujours veiller à sa provenance. Si elle est issue de soi même envers son interlocuteur, nous risquons de lui coller un point de vue qui ne serait peut-être pas la sienne. Il faut toujours veiller à notre bonne compréhension d’autrui dans un esprit de détachement, d’impartialité et de dévouement. C’est la Compassion et le vrai Soi.
Par Nguyên Son Hung
Cet enseignement est extrait du site www.buddhaline.net