Son rôle dans la méditation bouddhiste
Correspondance entre le Vénérable Bhikkhu Bodhi et Alan Wallace
AW1 : Cher Bhante,
J’aimerais commencer en vous disant à quel point je respecte et apprécie le superbe travail que vous avez fait en traduisant les paroles du Bouddha et en leur rendant toute leur clarté pour le monde
moderne. Vous êtes vraiment une source d’inspiration.
Je vous écris pour vous demander quel est le sens du mot sati dans les sources pali-theravadin autorisées du pré-xxe siècle. Comme vous le savez bien, dans la Tradition Vipassana actuelle telle qu’elle a été largement diffusée en Occident, sati est plus ou moins définie comme « attention nue » ou la conscience sans jugement, d’instant en instant, de tout ce qui se produit au moment présent. Il ne fait aucun doute que cultiver ce genre de conscience est très utile, mais, assez bizarrement, je n’ai trouvé aucune preuve de cette définition de sati (smrti en sanscrit, dran pa en tibétain) dans les sources traditionnelles pali, sanskrites, ou tibétaines. Ayant cherché dans les Nikayas, le Milindapanha, le Visuddhimagga, l’AbhiDhammakosa, l’AbhiDhammasamuccaya et divers textes bouddhistes tibétains, je me suis aperçu qu’ils sont tous globalement en accord avec la définition de Buddhaghosa :
« Au moyen de cela (sati), ils (c’est-à-dire les autres processus mentaux) se souviennent, ou elle se souvient elle-même, ou elle est simplement en train de se remémorer, ainsi est sati. Sa caractéristique
n’est pas l’instabilité, sa propriété n’est pas la perte ; sa manifestation consiste à garder, ou à être face à face avec un objet ; sa base consiste à noter avec force ou à appliquer de façon minutieuse l’attention au corps, etc. Il faudrait la considérer à la fois comme un pilier du fait qu’elle est fixée dans l’objet, et comme un gardien qui garde les portes des yeux, etc.» (Visuddhimagga XIV, 141)
Et celle-ci de Nagasena :
« Sati a la caractéristique d’« appeler l’esprit » et celle de le « saisir ». Il dit plus loin : « Sati, quand elle apparaît, amène au mental de bonnes et de mauvaises tendances, avec défauts ou sans défauts,
inférieures ou raffinées, sombres et pures, toutes avec leur contreparties.
Sati, quand elle apparaît, suit les voies des tendances bénéfiques et non-bénéfiques. Ces tendances sont bénéfiques, celles-ci ne le
sont pas. Ces tendances sont utiles, celles-ci non. Ainsi, celui qui pratique le yoga rejette les tendances non-bénéfiques et cultive les tendances bénéfiques. » (Milindapanha 37-38)
Sans mentionner ce que le Bouddha a dit lui-même :
« Ô moines, quelle est la faculté de sati ? Eh bien moines, le noble disciple a sati, il est rempli de la parfaite sati et d’intelligence, il est celui qui se rappelle, qui retrouve ce qui a été fait et dit il y a longtemps. » (Samyutta-Nikaya V 197-8)
Mais je n’ai trouvé nulle part la moindre source autorisée qui identifie sati à « attention nue ». Bien sûr, ce passage de l’Udana est bien connu et souvent cité : « Dans le vu, il n’y a que ce qui
est vu, dans l’entendu, il n’y a que l’entendu, dans le senti, il n’y a que le senti, dans le perçu mental, que le perçu mental. » Mais cela ne veut pas dire que sati équivaut à attention nue, seulement qu’une telle attention est une application précieuse de sati.
Avec votre grande connaissance du Canon Pali et de la littérature des commentaires du Theravada, pourriez-vous avoir l’amabilité de me faire connaître des sources autorisées qui placent sati au même niveau que l’attention nue et s’il en est ainsi, comment peuvent-elles s’accorder avec les sources que j’ai évoquées plus haut ?
En dehors du seul problème des définitions, je crains que la pratique bouddhiste vipassana ne soit pas seulement radicalement simplifiée pour le public laïc en général (on pourrait dire « abêtie ») mais qu’elle soit si déformée que les riches enseignements du Satipathana sutta (en théorie et en pratique) ont été négligés ou marginalisés.
Encore une fois, je m’en remets à votre immense connaissance de la littérature pali et aspire à apprendre de vous. A ce propos, j’ai été ravi de lire que vous aviez été ordonné par le Vénérable Balaganda Ananda Maitreya par lequel j’ai été formé pendant quelques mois en 1980. C’était un rare privilège et depuis ces mois passés avec lui, je le considère comme mon premier maître dans le Bouddhisme Theravada.
Respectueusement vôtre,
B.Alan Wallace
BB1 : Cher Alan,
Merci de m’avoir envoyé cet e-mail. J’ai beaucoup entendu parler de vos travaux également et, en fait, j’ai lu votre livre Choisir la Réalité à haute voix au moine allemand Nyanaponika. Car j’ai eu le privilège de vivre avec lui et de m’occuper de lui pendant les dix dernières années de sa vie. Pendant les quatre dernières années, il était devenu presque aveugle, et c’est ainsi que durant nos soirées, je lui faisais la lecture pendant environ une heure et votre livre était un de ceux que je lui lisais.
J’enregistrais également les livres que j’avais lus pour qu’il puisse les écouter pendant la journée, c’est pourquoi je pense qu’il a entendu votre livre deux fois.
AW2 : Je suis très honoré de savoir que le Vénérable Nyanaponika a trouvé intéressant d’entendre mon livre et que vous avez pris le temps de le lui lire. J’ai entrepris l’étude sérieuse et la pratique du Dhamma lorsque j’habitais l’Allemagne en 1970-71 et son livre Le Coeur de la Méditation Bouddhiste a été l’ouvrage le plus instructif que j’aie trouvé pour me guider dans la méditation. C’est pourquoi j’ai une dette envers lui, comme tant d’autres étudiants occidentaux pratiquant le Dhamma du Bouddha.
BB1 : Nous avons également été indirectement liés lors d’une conversation il y a plus de vingt ans, sur les bienfaits de la vie monacale. C’est Robert Wheeler qui nous a mis en rapport. Il m’avait envoyé une bande magnétique que vous aviez réalisée en 1983 sur laquelle, d’un côté vous critiquiez Christopher Titmuss pour son opinion que le Dhamma est tout entier dans la pratique et n’a rien à voir avec les « vues », et de l’autre vous critiquiez Stephen Batchelor parce qu’il disait que le monachisme allait forcément jouer un rôle marginal dans le développement du Bouddhisme occidental. J’ai apprécié vos positions sur les deux faces de cette bande. Souvent, lorsque je rencontrais un moine occidental penchant vers les vues de Titmuss, je lui faisais entendre le côté A de votre bande, et quand je rencontrais un moine penchant vers les vues de Batchelor, je lui jouais le côté B.
AW2 : Je suis enchanté d’avoir pu vous rendre service dans la préservation de la théorie et de la pratique du Dhamma. J’ai conservé les vues que j’avais à l’époque, ce qui prouve à quel point je tiens
férocement à mes opinions !
BB1 : Je ne savais pas que vous aviez un rapport quelconque avec mon cher Maître le Vénérable Ananda Maitreya qui m’a ordonné. Je l’ai vu tout juste un mois avant sa mort en juin 1988, ce qui était aussi deux mois avant ses 102 ans. Son esprit était tout à fait clair et son corps en bon état, plein d’énergie. Il marchait parfaitement bien, sans besoin d’une canne. Il nous offrit, à un de mes amis moines et à moi-même, une splendide causerie sur la méditation vipassana. Il revenait tout juste d’un voyage à Taiwan, en Thaïlande et à Singapour. Son seul désagrément était un phlegme persistant aux poumons. Il se trouva que ce phlegme était le commencement d’une pneumonie. Une semaine après notre rencontre, nous avons appris qu’il était à l’hôpital, puis son état se détériora jusqu’à sa mort le 18 juillet. Pour ses funérailles, toute la route empruntée par son cercueil depuis Colombo jusqu’à Balangoda était couverte de drapeaux jaunes en son honneur et la ville de Balangoda elle-même était un éblouissement de bannières jaunes et orange avec des inscriptions à sa gloire. Il y eut des funérailles nationales et des milliers et des milliers de gens vinrent lui rendre un dernier hommage. C’était très émouvant.
AW2 : J’aurais beaucoup voulu assister à cet événement émouvant. J’ai entendu dire qu’il a été un des anciens Theravadin qui étaient venus saluer le Dalaï Lama lorsqu’il est venu en Inde pour le Bouddha- Jayanti en 1957. Cela me rapprochait particulièrement de lui car je fus pleinement ordonné par Sa Sainteté le Dalaï Lama en 1975. J’ai seulement passé quelques mois sous la direction du Vénérable Ananda Maitreya en son temple de Udamulla en 1981. Il n’y avait avec lui que deux autres étudiants occidentaux et j’ai éprouvé le grand privilège de me trouver en sa présence et de recevoir son enseignement et sa formation pendant cette retraite où je pratiquais samatha.
BB2 : Sri Nandaramaya à Udamulla était le temple où j’ai été ordonné, et où je résidais pendant les premiers deux ans et demi de ma vie de moine. Je suppose que vous étiez dans le « kuti allemand », le kuti très solide et spacieux construit pour un moine allemand dénommé Kondanna, qui s’y trouvait quand je suis arrivé au début de novembre 72. Il était situé sur un petit promontoire au-dessus d’un mont où se trouvaient un arbre de la Bodhi et le hall du Bouddha. Le kuti du Vénérable Ananda
Maitreya, à l’époque, était situé au sommet de la colline de l’autre côté du pansala (le temple principal) et mon kuti était sous le sien sur le flan de la même colline.
Quand je suis allé visiter le temple à mon retour au Sri Lanka en 1982, je suis allé voir mon vieux kuti, mais il ne restait que son empreinte là où il avait été implanté. Ce kuti avait été construit avec de la
boue séchée et de la paille, il ne pouvait supporter longtemps la furie des éléments. Je me demande qui étaient les deux étudiants occidentaux qui vivaient avec lui en 1981. Quand j’y allai en 1982, le Vénérable était au-delà des mers (en Angleterre ou aux Etats-Unis) et il n’y avait aucun occidental au temple. Le Vénérable Nadasara y était (je l’avais connu comme jeune novice) et il a été chargé de s’occuper du temple depuis la disparition du Vénérable.
BB1 : Maintenant revenons à votre question. Si nous étions dans un prétoire, je devrais peut-être présenter des excuses, car l’expression « attention nue » fut inventée, si je ne me trompe, par le Vénérable Nyanaponika que je considère comme mon plus proche kalyanamitta dans ma vie de moine. Mais, comme il s’agit ici de correspondance, je n’hésite pas à défendre son emploi, non par un souci de loyauté envers le grand ancien, mais parce que je pense que cela représente efficacement un aspect de sati. Il me faut ajouter que le Vénérable Nyanaponika lui-même ne considérait pas « attention nue » comme traduisant la signification complète de satipatthana, mais comme
représentant seulement une phase, la phase initiale, dans le développement de la méditation vers l’attention juste. Il considérait que, pendant la pratique de l’attention juste, sati doit être intégrée avec sampajanna, la compréhension juste, et c’est seulement quand ces deux aspects fonctionnent ensemble que l’attention juste peut remplir l’objectif voulu.
AW2 : Ah, ceci est très intéressant. Sur la base de mes études, je peux facilement accepter l’idée que l’attention nue représente un aspect, ou une application de sati et qu’il s’agit bien d’une phase initiale dans le développement de l’attention juste.
BB1 : Maintenant, voyons le sens de sati : sans aucun doute, vous savez que dans la psychologie indienne, en dehors du Bouddhisme, le mot sanskrit « smrti » veut dire mémoire. En cherchant à
trouver la terminologie adéquate convenant à son propre système, le Bouddha était obligé d’utiliser le vocabulaire de son temps. Pour une raison quelconque, il choisit le mot smrti ou en Pali sati (sans doute le même mot dans d’autres dialectes indo-aryens moyens) en lui donnant un sens nouveau correspondant à son propre système de psychologie et de méditation. Bizarrement, dans la définition de satindriya (SN 48 :9), nous trouvons la définition exprimée en termes anciens de « mémoire » (comme vous le citez). Mais si l’on regarde le sutta suivant (SN 48 :10) on trouve deux définitions de satindriya superposées : la première implique la mémoire, puis vient la formule employée pour la pratique des quatre satipatthana. Cela permet de penser que le Bouddha ou (plus vraisemblablement) les compilateurs de ses textes n’étaient pas satisfaits de la simple définition en termes de mémoire et se sont sentis obligés de lui ajouter une définition qui apporte un sens dans le contexte de la pratique contemplative bouddhiste.
Ainsi, dans le sutta suivant (SN 48 :11) la question est soulevée : « Quelle est la faculté de mindfulness, l’attention ? » Et la réponse est donnée : « L’attention que l’on obtient sur la base des quatre satipatthana. » Ici, l’attention au sens de mémoire ne semble pas appropriée du tout.
AW2 : Tout à fait.
BB1 : La définition que vous tirez du Visuddhimagga telle que vous la citez, est quelque peu faussée par la traduction. Si l’on s’en tient au Pali, on s’apercevra que tout ce que fait le Visuddhimagga en réalité, c’est de prendre le terme sati en le définissant au moyen de verbes ou de noms d’actions reliés au même substantif : saranti taya sayam va sarati, saranamattam eva va esa ti sati. Cela peut aussi bien être rendu par : « Par cela, ils sont conscients ; ou cela même est conscient ; ou c’est simplement être conscient : ainsi c’est la conscience. » Cette définition pourrait être aussi appropriée, ou même encore plus appropriée en liaison avec la pratique de la méditation, que celle de mémoire.
AW : C’est très éclairant. Merci !
BB1 : Mes arguments ont encore été passablement indirects, mais je propose une solution plus directe à ce problème. Il y a un mot souvent employé en relation avec sati, qui, je pense, met en avant une recherche faite pour donner un nouveau sens au mot ancien pali upatthana (sanskrit upastana). Ce mot est étroitement lié à sati, d’ailleurs le plus connu des mots composés comprenant sati est le mot satipatthana. (Dans mes notes sur Les Discours suivis du Bouddha, je présente des raisons pour préférer une dérivation du composé de sati + upatthana à une dérivation de sati + patthana ; le sankrit donne en fait « smrtyupastthana »). Le mot upatthana a le sens de « présence », « proximité », « service ». Il semble que ce mot ait été choisi parce qu’il traduit l’impact que la pratique de sati apporte à son domaine objectif ; il rend le domaine objectif présent au mental, il lui permet d’être « près » du mental, de paraître clairement au devant du mental. On pourrait même attribuer upatthana au côté subjectif de l’expérience plutôt qu’à son côté objectif ; c’est l’activité du mental qui s’occupe de l’objet, la conscience de l’objet. Upatthana peut aussi vouloir dire « installer » et c’est ce que l’on fait avec la conscience. Qui est conscient est défini comme upatthitassati : « quelqu’un dont la conscience est installée ». Le méditant qui a assumé la posture juste de méditation « installe la conscience devant lui » (parimukham satim upatthapetva).
AW2 : Si vous considérez que sati est l’équivalent (1) de l’activité mentale de faire attention à l’objet ou (2) de la conscience de l’objet, je trouve difficile de la distinguer de (1) l’attention ou engagement du mental (sanskrit : manaskara) et de (2) la conscience (sanskrit : vijnana).
Considérons cette description de sati :
« Sati, quand elle s’élève, amène au mental des tendances bonnes et mauvaises, avec des défauts et sans défauts, des tendances de bas étage et raffinées, noires et pures, chacune avec sa contrepartie…
Sati, quand elle s’élève, suit les trajets des tendances bénéfiques et non-bénéfiques ; ces tendances sontbénéfiques, celles-là sont non-bénéfiques, ces tendances aident, celles-ci n’aident pas. » (Milindapanha
37-38)
Ici, l’explication de sati est bien plus que prendre le mot sati et le définir par des verbes et des noms d’actions reliés à ce substantif. Avant que ne s’exercent les facteurs mentaux de sampajanna et de panna, sati apparaît, dans la description que nous venons de transmettre,
comme une sorte de conscience discernante qui distingue les tendances bonnes des mauvaises, en préparant le yogi à cultiver les premières pour abandonner les secondes. L’un des traits les plus troublants que j’ai remarqués dans la tradition vipassana moderne, c’est une espèce de
neutralité éthique qui semble ne reconnaître aucune différence entre les états mentaux sains et malsains, et refuse toute tentative de favoriser un processus mental par rapport à un autre.
« Acceptez sans jugement tous les aspects de vous-même » est un refrain que j’ai entendu plus d’une fois et, à de nombreux niveaux c’est fondamentalement contraire à l’enseignement complet du Bouddha.
BB2 : Je suis étonné de la définition de sati dans le Milindapanha. Je n’ai pas rencontré une telle définition dans les sutta, bien que l’Atthasalini, commentaire du premier livre de l’Abhidhamma, cite
ce passage comme une illustration de la signification de sati. D’autre part, cette explication de sati semble correspondre de très près à une explication de yoniso manasikara « attention soigneuse » dans son rôle de « nourriture » pour l’apparition de la « discrimination de phénomènes facteurs
d’illumination » (dhammavicaya-sambojjhanga) :
« Il y a, ô moines, des états mentaux sains et des états mentaux malsains, des états mentaux blâmables et non-blâmables, des états mentaux inférieurs et supérieurs, des états mentaux sombres et
des états mentaux brillants avec leurs contreparties ; leur porter souvent une attention soigneuse est une nourriture pour l’apparition de facteurs de discrimination d’états mentaux non encore apparus et pour l’accomplissement par le développement de facteurs d’illumination par la discrimination d’états mentaux. »
Au cas où vous vous demanderiez ce que le sutta a à dire au sujet de la « nourriture » pour l’apparition et l’accomplissement de l’attention facteur d’illumination, la réponse est assez ambiguë :
« Il y a, bhikkhu, des choses qui sont la base du facteur d’illumination qu’est l’attention : leur prêter fréquemment une attention soutenue est la nourriture pour le « nourrissement » de l’apparition du facteur d’illumination non encore apparu qu’est l’attention et pour l’accomplissement par le développement du facteur d’éveil apparu de l’attention ».
Sati doit être distinguée de manasikara qui, dans l’Abhidhamma pali est vue comme la fonction mentale qui pousse le mental vers son objet. C’est expliqué comme l’attention à un objet. « Sa
caractéristique est de faire courir, sa fonction est de relier les états associés à l’objet, sa manifestation c’est de se diriger vers l’objet ; elle est comme le conducteur de char des états associés parce qu’elle les conduit vers l’objet (so saranalakkhano, sampayuttanam arammane sampayojanaraso,
arammmanabhimukhabhava-paccupatthano, saïkharakkhandhapariyapanno.
Arammanapatipadakattena sampayuttanam sarathi viya datthabbo). » Dans d’autres contextes manasikara semble avoir une autre signification, comme réflexion ou considération (comme dans yoniso manasikara). Mais en tant que facteur mental particulier, c’est le facteur qui dirige le mental
vers l’objet.
Voici ce que l’Atthasalini a à dire sur la « faculté » de sati (en dehors du Mil.) :
« C’est une faculté dans le sens où elle exerce une domination en surpassant l’oubli. Ou c’est une faculté en ce qu’elle exerce sa domination dans la caractéristique de la présence (upatthanalakkhana).
L’attention elle-même en tant que faculté, est la faculté de l’attention. Mais elle a la caractéristique de non-superficialité (apilapanalakkhana), et la caractéristique de prendre en main (uppaganhanalakkana) ». …
(Ici se trouve une comparaison entre le trésorier et le roi, suivie par la citation du Milindapanha…). …
Une autre méthode : l’attention a la caractéristique de nonsuperficialité, la fonction de non-oubli, la manifestation de conserver, ou la manifestation de confronter le domaine objectif (visayabhimukhibhava). Sa cause proche est la perception ferme, ou sa cause proche est l’établissement de l’attention au corps, etc. (= les quatre satipatthana). Il faut considérer cela comme un pilier parce que solidement établi dans l’objet et comme un portier gardien de la porte des sens.
Le mot traduit par « non-superficialité » (apilapanata) est expliqué dans les commentaires comme signifiant littéralement « qui ne flotte pas » dans le sens de « entrer profondément dans l’objet ». Il est dit que, alors que le mental sans attention « flotte » à la surface de l’objet à la façon d’une gourde qui flotte sur l’eau, l’attention s’enfonce dans son objet comme une pierre jetée à la surface de l’eau s’enfonce tout au fond de l’eau. (Dhammasangani Malatka)
Je comprends votre exaspération devant la tendance du « mouvement néo-Vipassana » à adopter (comme vous le dites) une espèce de neutralité éthique qui ne voit aucune différence entre les états
mentaux sains et les états mentaux malsains et qui rejette toute espèce de faveur pour un processus mental plutôt qu’un autre. Je vous accorde que c’est une attitude assez étrangère à tout le contenu de l’enseignement du Bouddha. En fait, je ne crois pas vraiment qu’il y ait quelque chose comme
« l’attention nue » dans le sens d’attention complètement dépourvue d’évaluation éthique ou de direction délibérée. Dans le développement réel de l’attention juste, comme je vois les choses, samma sati doit toujours être guidée par la vue juste, poussée par l’intention juste fondée sur les trois facteurs éthiques et cultivée en liaison avec samma vayama, l’effort juste ; l’effort juste présuppose nécessairement la distinction entre les états mentaux sains et malsains.
Je me rappelle que lorsque le Vénérable Nyanaponika nous lisait les commentaires concernant « l’attention nue » interprétée par des enseignants du néo-Vipassana, il lui arrivait de secouer la tête et
de dire : « Mais ce n’est pas ce que j’ai voulu dire du tout » ! Je me souviens d’un temps, il y a de nombreuses années, où je méditais à I.M.S. à Barre. Au bout du corridor où je pratiquais la méditation en marche, il y avait un écriteau qui disait :
« Laissez venir tout ce qui apparaît ».
Chaque fois que je passais devant cet écriteau et qu’il entrait dans mon champ de vision, je pensais aussitôt aux paroles du
Bouddha : « Ici, un moine ne tolère pas l’irruption d’une pensée de désir sensuel… de méchanceté… de cruauté… ou de tout autre état malsain, mais l’abandonne, l’élimine, le disperse complètement ».
J’étais tenté de remplacer l’écriteau par un autre portant cette citation, mais heureusement je résistai à la tentation. Si cela avait été découvert, on m’aurait expulsé.
AW2 : Comme vous le savez sans doute, au sein des traditions bouddhistes, je suis plus familier du Bouddhisme tibétain, qui suit le sanskrit smrtyupasthana, le traduisant littéralement par dran pa nye
bar gzhag pa. Ce qui se traduit littéralement en français par « l’application étroite de l’attention ». Le sens de tout cela, comme je le comprends, c’est que la sati que l’on développe dans la pratique de
samadhi s’applique alors aux pratiques vipassana des quatre smrtyupasthana. Est-ce incompatible avec la Tradition Pali ?
BB2 : Dans la Tradition Pali, on pourrait dire que le samadhi se développe sur la base des quatre satipatthana, au moins de façon sélective. Dans un texte (MN 44) les quatre satipatthana sont appelés les samadhinimitta qui, je pense, sont les bases du samadhi (non pas « nimitta » dans le sens d’objets visuels comme les kasina-nimitta). Certains sujets de méditation parmi les satipatthana peuvent être considérés comme des avenues menant au samadhi, c’est-à-dire la conscience de la respiration et la méditation sur les parties du corps. Celui qui adopte cette approche vers le samadhi devra aussi utiliser, dans les premiers stades, l’exercice du dhammanupassana, consistant à être conscient des cinq obstacles, de leur présence, de leur absence et du moyen de les empêcher de se produire. On peut utiliser sati dans les exercices qui précèdent pour développer un samadhi puissant, du niveau de jhana, pour ensuite entreprendre la pratique vipassana en entrant dans la phase dhammanupassana où l’on contemple les cinq agrégats, leur apparition et leur disparition. De cette façon, on pratique
satipatthana d’une façon qui utilise samatha comme préliminaire au développement de vipassana.
Alternativement, on peut commencer par sati étendue aux quatre satipatthana, en utilisant peut-être anapanasati comme « objet racine » mais en laissant l’attention prendre n’importe quel objet qui se présente à n’importe quel sens. Une fois que la concentration devient modérément forte, on peut se concentrer sur la contemplation des quatre éléments, puis aller vers la contemplation des cinq agrégats.
Par ce chemin, on se dirige plus vite vers les connaissances vipassana mais sans le bénéfice de samadhi fort de la première approche qui est dite celle de samathayanika qui utilise samatha comme
véhicule pour la pratique. L’autre approche est celle de vipassanayanika, ou suddhavipassanayanika, celle qui utilise la vision nue comme véhicule.
BB1 : Il y a un ouvrage appelé le Patisambhidamagga, texte analytique de l’Ecole Theravada, composé pendant la période Abhidhamma mais qui a trouvé son chemin dans le Sutta Pitaka (sans doute parce qu’il emploie une exégèse non-abhidhammique). Dans cet ouvrage, les différents « dhamma » sont analysés selon leurs qualités caractéristiques. La qualité utilisée pour caractériser sati, encore et encore, est upatthana. Voici un passage typique parmi bien d’autres, celui-ci se rapportant aux indriyas :
« Saddhindriyam dhammo, viriyindriyam dhammo, satindriyam dhammo, samaddhindriyam dhammo, pannindriyam dhamm. Adhimokkhattho attho, paggahattho attho, upatthanattho attho, avikkhepattho attho, dasanattho attho. »
« La faculté de foi est un dhamma, la faculté d’énergie est un dhamma, la faculté d’attention est un dhamma, la faculté de concentration est un dhamma, la faculté de sagesse est un dhamma. Leurs significations respectives sont : la résolution, l’effort, la présence, la non-distraction, la vue. »
Ainsi nous voyons qu’en cette période, les auteurs cherchaient à définir la faculté d’attention par la voie d’upatthana parce que l’attention rend l’objet présent au mental ou parce que l’attention est l’acte
de s’occuper de l’objet, la conscience de l’objet.
AW2 : Est-ce qu’une autre façon de lire la même phrase, upatthanattho attho pourrait être que sati a le sens d’« application proche » ? C’est ainsi que je lirais la phrase équivalente en tibétain. Je suis surpris que dans le texte ci-dessus, samadhi ait le sens de non-distraction, car dans les sources sanskrites que j’ai vues, la non-distraction est plus communément associée à l’attention. Par exemple, l’AbhiDhammasamuccaya définit l’attention comme « le non-oubli du mental s’agissant d’un objet
familier, ayant la fonction de non-distraction ». Et l’AbhiDhammakosa définit cela comme ne pas perdre l’objet du mental.
BB2 : Le Dhammasangani Malatika explique upatthana, en rapport à sati, ainsi (c’est un essai d’étymologie verbale) : « Ayant approché (upagantva) comme un objet ce qui a été fait il y a
longtemps etc, c’est une position/station (thana = sanskrit : sthana) ; ou c’est le fait de ne pas laisser un objet s’en aller ». Le Patisambhidamagga-Atthakatha dit : « Upatthana veut dire se tenir fermement étant arrivé à l’objet (Upatthanattho ti arammanam upecca patitthanattho) ». De tout cela,
nous pouvons déduire que ces commentaires voient sati comme impliquant une solide présence mentale en relation à l’objet et cette solide présence implique la capacité d’une mémoire claire des expériences passées.
J’ai fait une recherche sur avikkhepa, la non-distraction, tout au long du canon et des commentaires. J’ai trouvé que ce mot apparaît à plusieurs occasions dans le canon, mais sans explication. Il est couplé avec paggaha, qui signifie effort et est considéré comme un synonyme de viriya, donc les deux mots peuvent représenter la paire concentration et énergie. Avikkhepa apparait très souvent dans les derniers ouvrages inclus dans le canon, le Niddesa et le Patisambhidanagga. Ces deux ouvrages représentent le système d’exégèse distinctif du Theravada dans une phase très ancienne et ici avikkhepa est nettement inclus dans un ensemble de synonymes de samadhi. Je me demande s’il n’y a pas ici un simple problème de sémantique puisque les commentaires du Theravada expliquent également sati comme le non-oubli concernant l’objet (asammosana), ou comme « gardant » (arakkha) l’objet, et cela amènerait à la non-distraction qui est le samadhi qui se produit par une application continue de sati.
BB1 : A considérer les textes des sutta, bien que nous n’y trouvions pas de définition formelle de sati en termes d’« attention nue », si nous considérons comment sati doit être pratiquée, nous y trouvons un support considérable pour cette idée. Prenons par exemple le tout début de la section sur l’attention à la respiration dans le Sutta Satipatthana (identique aux instructions sur la respiration ailleurs).
Quand le méditant s’assied, il tient le corps bien droit et il met son attention devant lui « simplement conscient qu’il inspire, qu’il expire » (sato va assasati sato passasati). Ici, l’attention ne peut vouloir
dire « se souvenir » c’est-à-dire « seulement se souvenant, il inspire, se souvenant il expire. » C’est exactement ce qu’il ne doit pas faire, il ne doit pas permette à son mental de s’occuper de souvenirs passés. Dans la description suivante de cet exercice, il est dit que quand un moine inspire et expire
profondément, il sait : « j’inspire et j’expire profondément » et de même pour les respirations courtes.
Ici le mot clef est pajanati « il sait ». Cela suggère la présence de panna (le nom rattaché à pajanati) mais je ne pense pas qu’à ce moment panna soit présente comme la « sagesse qui pénètre les vraies caractéristiques des phénomènes ». Il s’agit simplement de la connaissance nue de la qualité de la respiration. L’attention, l’attention nue, amène la qualité de la respiration présente dans l’esprit du méditant – c’est upatthana – et ici s’installe une connaissance très simple de la qualité enregistrant
cette qualité : c’est ce qu’indique pajanati. L’attention, fonctionnant d’une façon simple comme « attention nue », ne se produit pas seule, isolée des autres fonctions mentales. Une de ces fonctions mentales avec laquelle elle est liée est sampajanna, et ici nous pouvons dire que sampajanna opère
comme la simple connaissance de la qualité de la respiration. En termes de commentaires, cela pourrait être gocara-sampajanna, compréhension claire de l’objet de méditation.
AW2 : Je suis d’accord avec vous pour dire que dans la pratique de samatha de l’attention à la respiration en préparation aux pratiques vipassana de satipatthana, panna n’est pas présente « comme
la sagesse qui pénètre les vraies caractéristiques des phénomènes ». Plutôt, sati est très intimement appliquée (upatthana) à la respiration pour développer le samadhi et non panna. Après quoi, elle est appliquée avec discernement au corps, etc, avec l’intention de pénétrer les vraies caractéristiques de ces phénomènes.
Je crois qu’il y a une différence significative entre les sens pali et sanskrit de sampajanna. Le Bodhicaryavatara, par exemple, déclare : « En bref, cela seul est la définition de l’introspection : l’examen répété de l’état du corps et de l’esprit » (V : 108). Mais certaines sources pali proposent une signification semblable : « Aucune excitation concernant ces cinq plaisirs sensuels ne s’élève en moi », ensuite il comprend : « Le désir et la convoitise pour les cinq plaisirs sensuels sont abandonnés en moi ». De cette façon, il a l’introspection de ces choses. » (Majjhina Nikaya 122-15) Je pense que sati suffit à connaître simplement la qualité de la respiration, comme c’est indiqué dans la citation précédente du Milindapanha.
BB2 : Pour ce qui concerne l’usage que fait Santideva du mot, il faudrait que je regarde la section du samprajnanya dans le Siksasamuccaya, que je possède dans le New Jersey, mais seulement dans une traduction anglaise. Je n’ai pas pu avoir l’original sanskrit (publié dans la série très rare de textes bouddhiques sanskrits de l’Institut Mithila). Est-ce que vous l’avez consulté ? Parfois, quelques lignes en vers ne sont pas suffisantes pour tirer des conclusions sérieuses.
Mais, même dans les sutta pali, nous trouvons des explications différentes de sampajanna. Dans de nombreux sutta, nous le trouvons expliqué comme l’utilisation de sampajanna dans des activités
diverses. « Quand on va de l’avant et que l’on se retourne, quand on regarde en l’air, puis sur le côté, quand on se penche en avant et puis que l’on s’étire, etc. ». Cela correspond à l’introspection de Santideva regardant son corps. Puis nous trouvons : « Et comment, bhikkhu, un bhikkhu exerce-t-il sa
claire compréhension ? Ici, bhikkhu, les sentiments d’un bhikkhu sont compris quand ils apparaissent, compris quand ils sont présents, compris quand ils disparaissent. Les pensées sont comprises quand elles apparaissent, comprises quand elles sont présentes, comprises quand elles disparaissent. Les perceptions sont comprises quand elles apparaissent, comprises quand elles sont présentes, comprises quand elles disparaissent. C’est ainsi, bhikkhu, qu’un bhikkhu exerce sa claire compréhension » (SN 47 :35). Cela correspond à l’introspection de Santideva concernant l’état de son esprit.
AW3 : Je n’ai pas consulté le Siksasamuccaya de ce point de vue, mais seulement les versions sanskrite et tibétaine du Bodhicarayavatara.
BB1 : Dans les exercices suivants, disons dans la contemplation des cinq obstacles (dhammanupassana), je dirais que c’est l’attention comme « attention nue » qui s’exerce quand on est conscient de la présence (ou de l’absence) du désir sensuel, de la mauvaise volonté, etc. Quand l’attention, dans sa fonction, a accompli son travail, alors panna intervient pour exercer le rôle principal de comprendre comment les obstacles apparaissent, comment ils sont abandonnés et comment ils peuvent être empêchés d’apparaître dans l’avenir.
AW2 : Dans le Sutra Satipatthana, j’ai l’impression que sati et panna fonctionnent en même temps, plutôt que l’un après l’autre. Alors que l’on applique soigneusement l’attention à l’examen des éléments d’apparition, de présence et de dissolution de certains phénomènes, l’attention, je crois, a la fonction de « rappeler les choses au mental » et de « suivre le cours de ces événements » (Milindapanha) sans distraction, alors que panna a la fonction de pénétrer leurs caractéristiques. Est-ce que cette interprétation est compatible avec les commentaires qui font autorité ?
BB2 : Il est certain que sati et panna peuvent fonctionner en même temps. Je pense que dans un premier temps, sati prépare le chemin pour panna (bien que panna doit être présente aussi en tant que vue juste et dans une compréhension naissante) mais une fois que l’ouverture se produit pour que panna puisse avoir la vue directe dans les trois caractéristiques des phénomènes, sati continue également.
BB1 : Dans les instructions générales qui accompagnent chacun des quatre satipatthana dans le sutta, il est dit : « Ici, un moine se trouve contemplant le corps dans le corps, ardent, comprenant clairement et attentif (satima), ayant dominé le désir ardent aussi bien que le dégoût envers le monde (et autant pour les sentiments, etc). » Que peut être l’attention ici ? Pas la mémoire du passé, mais la conscience claire du présent, la pleine attention au présent. Je pense que dans les exercices individuels décrits 9 dans le sutta, à certains moments l’attention (comme attention nue) a un rôle prédominant puis, lorsque l’objet choisi apparaît clairement, l’« attention nue » est complétée par l’« attention sage » qui culmine dans panna. Cela se produit quand l’objet est bien observé et compris grâce à sampajanna, particulièrement (parmi les quatre types de sampajanna décrits dans les commentaires) au moyen de asammoha-sampajanna, compréhension claire en tant que non-illusion.
AW2 : Pour les quatre satipatthana, j’ai trouvé une traduction un peu différente du passage précédent :
« Un moine se trouve dans la contemplation du corps comme le corps », ce qui, je pense, a plus de sens. Mais, si cette traduction est valide, l’attention appliquée ici n’est pas « nue » mais plutôt enrichie par la compréhension correcte des classes de phénomènes qu’on examine et par les vues bouddhistes exposées dans le sutta satipatthana. Il est tout à fait juste que dans ces pratiques il ne faudrait pas tomber dans les souvenirs du passé, mais franchement, je ne vois pas comment un méditant peut appliquer son « attention nue » à toutes les parties du corps qui sont indiquées dans les enseignements de l’attention au corps. Sûrement, il faut s’appuyer sur nos pouvoirs d’imagination et non plus sur l’attention nue pour amener au mental les organes vitaux spécifiques et les éléments les plus subtils du corps.
BB2 : Il me faut critiquer cette traduction de kaye kayanupassi viharati par « il demeure contemplant le corps comme le corps ». Je pense que l’idée devrait être exprimée autrement. Néanmoins, contempler le corps dans le corps exige un exercice de discernement plus fin que pour contempler le corps comme corps. Ici, je ne suis pas sûr que l’« attention nue » soit une expression satisfaisante pour exprimer le caractère de l’attention comme elle est appliquée dans les exercices de contemplation sur les trente deux parties du corps, les éléments et la disparition du corps. Cela parait plus satisfaisant si on la relie au système du Vénérable Mahasi Sayadaw qui commence par l’observation des mouvements de l’abdomen pour amener à « noter » tout ce qui se passe dans notre expérience immédiate. Ainsi, je voudrais dire que la « nue attention » (qu’il faut comprendre comme un terme métaphorique puisque aucune attention n’est vraiment dépourvue d’éléments de direction et d’évaluation) est dominante dans certaines pratiques et dans certaines phases de systèmes complexes de pratiques ; « l’attention réfléchie », sati fonctionnant avec vitakka et vicara, est importante dans d’autres exercices (les phases préparatoires des trente deux parties du corps, les quatre éléments de méditation, la méditation dans les charniers) ; mais « l’attention sage et intégrale », sati associée à panna, devient la plus importante.
BB1 : Pour conclure, je dirais que les sutta ne nous donnent pas une définition formelle de sati qui nous permette de la différencier nettement comme mémoire, mais plutôt comme une émonstration opérationnelle qui indique, en termes pratiques, en quoi son rôle dans la méditation bouddhique diffère de la mémoire. Certaines définitions (comme dans l’exemple de satindrya) montrent que les deux ne
sont pas entièrement distinctes et ce serait un thème intéressant pour chercher comment un mot signifiant à l’origine « mémoire » peut devenir « attention au présent ». Peut-être que l’idée est que faire attention veut dire « se remémorer », faire attention à ce qui se passe dans l’expérience
immédiate plutôt que laisser le mental s’éparpiller sous la domination de pensées vagabondes et d’émotions tumultueuses.
AW2 : Plutôt que de traduire sati par « mémoire », je pense qu’il serait plus juste d’employer « rappel » ou « souvenir ». A la lumière de la notion bouddhiste de la connaissance consistant en un continuum de moments finis du mental, sati implique un processus continu de souvenirs pour se souvenir de l’objet de notre attention sans rien oublier (le contraire de souvenir). Cet objet peut se trouver dans le passé, se conformant ainsi à notre sens habituel de la mémoire, que le Bouddha
reconnaissait quand il disait que sati rassemble ce qui a été fait et dit il y a longtemps (Samyutta-Nikaya V 197-8). Ou l’objet de sati peut se trouver dans le présent comme dans les cas que vous avez cités. Je pense qu’il peut aussi se trouver dans l’avenir, par exemple, quand nous nous rappelons de
faire quelque chose dans l’avenir. Cela s’appelle « la mémoire prospective » et j’ai l’impression que cela recouvre aussi le mot sati. Cela relierait le mot pré-bouddhiste de smrti à la manière dont sati est utilisée dans le Bouddhisme.
BB2 : Je pense que votre explication de « souvenir » fait le lien entre sati dans le sens de se « souvenir de ce qui a été dit et fait il y a longtemps » et sati en tant que « présence à l’esprit » pendant l’expérience présente. Mais les mots « se rappeler » et « souvenir » sont devenus si fortement associés, en français, avec la mémoire du passé, que je ne pense pas qu’ils pourraient servir à une vraie traduction de sati. « Souvenir » marche comme traduction de « anussati » qui est, naturellement, anu
+ sati.
BB1 : Je ne crois pas que le fait d’admettre que sati signifie « attention nue » mène à un « abêtissement » de la pratique de satipatthana. Il est vrai que sur la scène du Dhamma contemporain américain, la pratique de satipatthana a subi un gros changement ou, plus exactement un changement de fonction. Dans le Bouddhisme Theravada classique (et plus largement dans toute la pratique bouddhiste classique), la pratique de satipatthana, pour devenir samma-sati, l’attention juste, doit se
dérouler dans le contexte des Quatre Nobles Vérités, c’est-à-dire qu’elle doit être précédée et guidée par la vue juste, et motivée par les intentions justes, sans même mentionner qu’elle doit être associée avec les trois facteurs éthiques de la Voie.
AW2 : Si l’on fait la carte du Noble Chemin Octuple, je crois comprendre que l’effort juste, l’attention et le samadhi sont la triade qui supporte le samadhi, alors que la vue juste et la pensée juste se développent pour soutenir panna. Est-ce que je me trompe ?
BB2 : Tout d’abord, il me faut dire que j’ai récemment réalisé que la façon ordinaire de diviser les huit facteurs du Noble Sentier Octuple en trois catégories (répétées si souvent dans les livres populaires sur le Bouddhisme, y compris ceux que j’ai écrits dans mes jours d’innocence juvénile) survient seulement une fois dans les quatre plus importants Nikaya. De plus, cela se produit dans un sutta dit par la bhikkhuni Dhammadinna et non dans un sutta dit par le Bouddha. Il est vrai que ce discours a été approuvé par le Bouddha mais n’a pas été dit par lui. Et cette méthode d’imprimatur pourrait venir de ce que le Sangha cherchait à autoriser un texte composé quelques temps après le parinibbana, ce que je crois être le cas pour ce texte. Je préfère maintenant prendre le Sentier Octuple comme un tout organique. Nous pouvons isoler les trois facteurs éthiques, mais les facteurs contemplatifs, je pense, doivent être pris ensemble, sans les séparer d’une façon rigide entre groupes distincts de samadhi et de panna.
Particulièrement avec samma vayama et samma sati. Je pense qu’ils vont sur deux voies : samadhi et panna. Dans le Satipatthana-samyutta, nous trouvons assez de sutta qui accentuent le rôle de satipatthana menant à panna, pas seulement au samadhi. En voici un exemple :
« Bhikkhu, les bhikkhu qui ont été nouvellement ordonnés, il y a peu de temps, récemment venus à ce Dhamma et à cette Discipline, doivent être exhortés, installés et établis par vous dans le développement des Quatre Etablissements de l’Attention. Quels sont ces quatre ? Venez, Amis, contemplez le corps dans le corps, ardents, comprenant clairement, unifiés, avec un mental limpide, concentrés, avec un mental tendu vers un seul point pour connaître le corps tel qu’il est réellement.
Contemplez les sensations… pour connaître les sensations telles qu’elles sont réellement. Contemplez le mental dans le mental… pour connaître le mental tel qu’il est réellement. Contemplez les phénomènes dans les phénomènes… pour connaître les phénomènes tels qu’ils sont réellement. »
« Bhikkhu, ces bhikku qui sont encore en formation (entrés dans le courant), qui n’ont pas encore atteint l’idéal de leur mental, qui aspirent à la sécurité insurpassable de l’absence d’asservissement :
eux aussi, ils contemplent le corps dans le corps, ardents, comprenant clairement les choses, unifiés, avec un mental limpide, avec un mental concentré pour comprendre entièrement le corps comme il est réellement. Eux aussi contemplent les sentiments dans les sentiments… pour comprendre les sentiments comme ils sont réellement. Eux aussi contemplent le mental dans le mental… pour comprendre pleinement le mental tel qu’il est réellement. Eux aussi contemplent les phénomènes dans les phénomènes… afin de comprendre pleinement les phénomènes tels qu’ils sont réellement. »
Les quatre satipatthana semblent être un système complet de pratiques (basé sur samaditthi et sila, bien sûr) qui peut conduire tout le long du chemin jusqu’au but final.
« Bhikkhu, il y a ces Quatre Etablissements de l’Attention. Lesquels ? Ici, bhikkhu, un bhikkhu se tient en contemplant le corps dans le corps… les sentiments dans les sentiments, le mental dans le
mental, les phénomènes dans les phénomènes, ardent, comprenant clairement, attentionné, s’étant débarrassé de la convoitise et du dégoût envers le monde. Quand, bhikkhu, ces Quatre Etablissement de l’Attention ont été développés et cultivés, on peut espérer deux fruits : ou la connaissance finale dans cette vie-même ou, s’il reste un peu d’attachement, l’état de non retour ».
BB1 : De plus, pour être complet, satipatthana devrait être une combinaison de sati, énergie (atapa – viriya) et compréhension claire (sampajanna – panna dans ses côtés élémentaires). Les maîtres contemporains mettent rarement l’accent sur la vue juste, ou réinterprètent la vue juste pour la faire cadrer confortablement avec nos modes modernes de compréhension ; les attitudes impliquées dans les intentions justes, particulièrement celles qui concernent la reconnaissance de la nature vicieuse du samsara et une orientation vers la libération, manquent presque entièrement. Au contraire, la pratique de l’attention est entreprise comme une façon de permettre aux gens d’améliorer leur appréciation du présent, d’être plus complètement ici et maintenant, d’accepter plus complètement et plus totalement le monde avec toutes ses vicissitudes et ses incertitudes. C’est ainsi que nous trouvons des livres comme Où que vous soyez vous y êtes (que je n’ai pas lu, je n’en connais que le titre), ou même l’idée de Thich Nhat Hanh de savourer l’orange quand on la mange avec attention. Dans un sens, c’est presque le contraire de la fonction classique de sati, qui est celle d’amener le « désenchantement » de l’ici et maintenant. On peut voir comment la pratique de l’attention peut acquérir cette fonction d’être un moyen d’aider les gens à dépasser le sens de l’aliénation de l’expérience directe qui s’installe comme conséquence de l’âge industriel et technologique avec son insistance sur la maîtrise de la nature et l’assujettissement du monde naturel aux exigences humaines. Mais corriger cette erreur ne peut pas justifier la perte de l’objectif recherché par le Bouddha et transmis tout au long de la Tradition Bouddhiste.
AW2 : Je m’accorde de tout coeur sur tous les points que vous avancez dans le paragraphe précédent.
Dans les sources que vous citez, le Bouddhisme a été réduit à une espèce de thérapie pour rendre le samsara plus agréable plutôt qu’il n’est considéré comme un système de théories et de pratiques fait
pour nous libérer du samsara, y compris de toutes les afflictions mentales. J’ai l’intention de résister à cette dégradation de la Tradition Bouddhiste tout entière et je sens bien que vous partagez ce sentiment.
BB2 : Je partage ce sentiment mais il se pourrait qu’en cet âge actuel, nous devions garder cette attitude : « Le Tathagata n’a pas le poing fermé d’un professeur », cette déclaration voulant dire que
nous devons laisser les autres prendre du Bouddhisme ce qu’ils trouvent utile pour les objectifs du siècle : si les psychothérapeutes peuvent tirer de la pratique bouddhiste de l’attention une aide aux problèmes mentaux de leurs patients, très bien. Si les spécialistes de la douleur trouvent dans la
pratique bouddhiste une aide aux souffrances difficiles, très bien. Si les combattants de la Paix sont inspirés par l’idéal bouddhiste de la bonté et de la compassion et qu’ils recherchent l’amitié du Dalaï Lama, très bien. Si un homme d’affaires déclare que le secret de son succès dans le commerce réside
dans sa pratique du Zen (ou dans la pratique vipassana) et s’il se sert de son succès pour amplifier sa générosité en montrant le bon exemple aux autres, très bien. Si un chirurgien tire son inspiration d’une image de Bouddha comme le « médecin universel », très bien. Le seul problème pour moi, c’est quand ces gens disent : « C’est le Dhamma, c’est en cela qu’il consiste : comment être pleinement ici, au présent ». Pour moi, cette façon de penser n’a même pas « vu la porte » du Dhamma.
AW3 : Je ne peux pas être plus d’accord.
AW4 : Pour boucler la boucle, comme je le disais plus tôt, tant que sati est traduite par « attention nue », ou par « activité du mental pour se représenter l’objet, conscience de l’objet », je trouve invraisemblable que cette activité mentale soit par nature saine, comme les autres facteurs mentaux du reste de la liste. Pouvez-vous me donner la définition de sati de l’AbhiDhamma dans le contexte des facteurs mentaux sains ?
BB4 : Aucun problème pour « boucler la boucle ». D’abord, j’ai utilisé la phrase « l’activité mentale de se représenter l’objet, la conscience de l’objet » comme une tentative pour donner un sens au mot
« upatthana », qui est employé dans des ouvrages comme le Patisambhidamagga et les commentaires, pour en tirer la signification de sati. Ce n’était pas un éclairage direct sur sati elle-même.
En tant que facteur mental sain, sati est constamment expliquée de la même façon que dans la citation du Vism XIV 141 (sous les formes saranti, sarati, sarana, simplement du même genre que
sati). Donc, je n’ai aucune définition nouvelle de sati à proposer. Mais j’espère pouvoir expliquer comment sati « attention nue » peut fonctionner comme un facteur de qualité. Quand j’utilise le mot « conscience » ou « attention » pour traduire upatthana comme représentant sati dans ce rôle (ce qui est juste mon hypothèse), cette conscience est tout à fait différente de la conscience ordinaire (vinnana) et cette attention est différente de manasikara, le facteur mental qui accomplit la fonction de détourner l’attention vers un objet ou de choisir les caractéristiques du champ d’attention pour un réglage plus fin. Sati, en tant qu’attention nue, n’est jamais complètement nue. Quand elle est pratiquée dans le contexte entier du Noble Octuple Sentier (même dans la pratique du Sentier d’un laïc), elle est, ou devrait être, entourée par d’autres facteurs du Sentier, plus particulièrement par la vue juste, la motivation juste et l’effort juste (facteurs 1 – 2 et 6) ; elle est déjà soutenue par les trois facteurs de moralité (3 – 4 et 5). Selon la première expression du Vénérable Nyanaponika, sati est « nue » pour autant qu’elle soit débarrassée de nos réactions émotionnelles habituelles, de nos évaluations, de nos jugements, de nos couvertures conceptuelles, etc, et qu’elle soit utilisée pour laisser pur l’objet d’expérience autant que possible.
Nous devons nous rappeler que sati, dans le contexte de la pratique de satipatthana, est toujours pratiquée comme partie d’un « anupassana » et ce mot aide à éclairer le rôle de sati. Nous traduisons généralement « anupassana » par « contemplation » et « kayanupassana » par « contemplation du corps » mais cela peut être quelque peu trompeur. Il serait plus exact et plus littéral de le traduire par « observation ». Le mot est fait du préfixe « anu » qui suggère la répétition et de « passana » qui veut
dire « voir, regarder ». Ainsi, sati est partie d’un processus qui implique une observation proche et répétitive d’un objet.
Plusieurs facteurs se trouvent dans « anupassana ». Selon le « refrain » de « satipatthana », ce sont l’énergie (atapi, ardent), claire compréhension « sampajanna » et attention « satima ». L’énergie contribue à la force de la pratique, mais c’est l’attention qui amène l’objet dans le champ de l’observation et dans de nombreux exercices (mais pas tous) elle le fait simplement par l’action de considérer l’objet encore et encore, aussi simplement que possible et en choisissant chaque objet qui se présente à chaque occasion d’expérimentation. L’attention, comme attention nue, est ainsi un élément clef dans le processus d’adopter une « position d’observation » envers notre propre expérience.
L’attention, en tant qu’attention nue, cependant, n’est pas simplement flotter dans le vide. Dans une situation de méditation, elle va s’ancrer dans un objet principal, comme l’inspiration et l’expiration ou le gonflement et l’abaissement de l’abdomen. Mais, lorsqu’un autre phénomène se produit et flotte dans le champ de la conscience, le méditant a comme consigne de le noter seulement, sans y réagir, puis de ramener le mental à son objet premier. Si des réactions se produisent comme le fait de se réjouir de l’objet de la distraction ou d’en être irrité, il faut noter la jouissance ou l’irritation,
puis retourner à l’objet du début.
Ainsi, si vous avez des difficultés à concevoir l’attention – comme attention nue – comme un facteur mental sain parce qu’elle ne vous rappelle pas vos bonnes qualités ou ne prête pas attention aux
bodhipakkhiya dhamma, le même problème pourrait se poser en termes d’attention à la respiration. Un esprit sceptique pourrait dire : « Oui, je peux voir la méditation sur la bienveillance ou sur la compassion comme état sain. Mais l’attention à la respiration ? Eh bien, je ne fais rien en suivant ma
respiration qui entre et sort de mon nez… Que peut-il y avoir de ’’sain’’ là-dedans ? ».
Dans la pratique de l’attention nue comme celle qu’on utilise dans la « vision sèche » du système vipassana, l’attention sert à noter tout ce qui se passe pendant les occasions qui se succèdent au cours de l’expérience. En pratiquant ainsi de façon continue, sur de longues périodes de temps, l’attention prend de la force. Grâce à cette force elle est capable d’amener « le champ d’expérience » sous un regard de plus en plus précis, jusqu’à ce que l’on puisse se mettre au diapason des facteurs précis
constituant toute occasion d’expérience et les distinguer suivant leur place parmi les cinq agrégats. De cette façon, l’attention prépare le chemin pour la compréhension discriminante de la « nature constituée » de l’expérience, permettant à pañña d’apparaître et de discerner la trame de la complexe
occasion d’expérience.
Alors, parce qu’on assiste au déroulement de l’expérience en successions, la caractéristique se produit en pleine lumière. On peut voir comment chaque événement se déroule et disparaît, suivi par
l’événement suivant qui apparaît et disparaît, suivi encore par l’événement suivant qui, lui aussi, apparaît et disparaît. Au fur et à mesure du développement de la concentration, la capacité à se concentrer sur l’apparition et la disparition des événements se raffine et on a alors l’impression de
percevoir l’apparition et la disparition des événements de conscience en termes de nanosecondes.
Encore une fois, cela révèle encore plus nettement les caractéristiques de l’impermanence, et de là on peut s’approcher plus près de dukkha et de anatta.
Evidemment, celui qui parvient aux jhana et utilise la concentration du jhana pour bien voir le processus de l’expérience, possède ainsi de plus précieuses ressources pour gagner une perception de la vérité radicale de l’impermanence. Mais, même cela doit commencer par un certain degré « d’attention nue » devant l’expérience immédiate.
AW5 : Je suis content d’avoir cette clarification car c’est une description tout à fait différente de « l’attention nue » telle qu’elle est habituellement décrite dans la Tradition Vipassana moderne et des
récits sur l’attention que l’on trouve dans la psychologie de ce courant. Je remarque tout de même que vous n’incluez pas la pensée juste dans les Nobles Facteurs qui comprennent l’attention. Mais il me semble qu’elle est aussi essentielle à une pratique effective que n’importe quel autre facteur du Sentier.
Mais, dès que la pensée juste est reliée à l’attention, après tout elle n’est pas aussi « nue ».
J’admets que j’ai encore quelques difficultés à voir l’attention – en tant qu’« attention nue » -, comme un facteur mental sain, non parce qu’il ne se souvient pas de nos saines qualités, mais parce que je ne crois pas que l’attention nue mène nécessairement à la libération. Par exemple, je peux facilement imaginer un tireur d’élite des Bérets Verts pratiquant l’attention à la respiration pour être un meilleur tireur. La motivation de ce Béret Vert pourrait être de protéger ou de servir son pays, ainsi sa pratique ne serait pas nécessairement contaminée par une haine grossière ou un désir violent.
Néanmoins, je ne pense pas que son mental soit forcément sain pendant qu’il observe sa respiration.
Quelqu’un d’autre pourrait observer sa respiration pour améliorer son jeu d’échec ou son tennis. De même, un lapin assis tranquillement dans un champ pourrait à l’occasion se reposer en attention nue, observant avec vigilance son environnement, mais cela ne voudrait pas dire que c’est un geste vers la libération grâce à un état mental sain. Je pense que la motivation est d’importance cruciale. Pour que notre mental soit sain, ne faut-il pas nécessairement y amener des qualités saines et aspirer au
bodhipakkhiya dhamma ? Je pense que l’espèce d’attention définie autrefois par Nagasena est clairement un état mental sain, car elle est à l’évidence orientée vers la purification du mental.
J’imagine que ma crainte sous-jacente c’est que lorsque sati est classée comme « attention nue », elle peut être facilement interprétée (et cela arrive souvent) comme signifiant que la pensée juste et la
vue juste n’ont pas besoin d’être cultivées séparément, ni qu’il y ait besoin d’étudier les sutta et les commentaires. Un grand nombre de méditants bouddhistes actuels pensent que l’étude du Dhamma est une perte de temps et j’en ai entendu quelques uns comparer la théorie bouddhiste à des
« boniments », à un « charabia » et ils n’ont qu’une idée, c’est de débarrasser la méditation bouddhiste de ses racines bouddhistes pour qu’elle ne soit plus « restreinte par le dogme ». Il n’y a aucun doute que les Bouddhistes sont aussi enclins au dogmatisme que les adeptes des autres religions, ou les
scientifiques. Mais, quand sati est assimilée à l’attention nue, pour de nombreuses personnes, la théorie bouddhiste est sans valeur : vous pouvez réaliser tout ce qu’il faut réaliser simplement en étant attentif, sans jugement, d’un instant à l’autre devant ce qui se présente. Si c’est tout ce qu’est vipassana, le Bouddha pouvait économiser sa respiration. Une causerie après son illumination aurait suffit.
Je suis entièrement d’accord avec votre conclusion que l’on doit commencer par un certain degré « d’attention nue » pour avoir une expérience immédiate. Mais, il me semble que la pratique de l’attention en général et de vipassana en particulier exige beaucoup plus que cela.
BB5 : Je pense que j’ai déjà examiné les scrupules exprimés en « AW4 » par les lignes suivantes en « BB4 » :
« Sati, en tant qu’attention nue, n’est jamais complètement nue. Quand elle est pratiquée dans le contexte du Noble Octuple Sentier (même dans la pratique du Sentier d’un laïc), elle est, ou devrait être, entourée par d’autres facteurs du Sentier, plus particulièrement par la vue juste, la motivation juste et l’effort juste (facteurs 1 – 2 et 6) ; elle est déjà soutenue par les trois facteurs de moralité (3 – 4 et 5) ».
Vous craigniez que j’aie oublié la pensée juste, et plus loin dans votre lettre, vous exprimiez votre souci du besoin de juste motivation ; mais le facteur souvent traduit par pensée juste, samma
sankappa, est ce que j’ai traduit par « motivation juste » (c’est traduit ailleurs par « intention juste »).
Je ne sais pas très bien comment les traductions tibétaines rendent le second facteur, mais le terme pali suggère un élément d’objectif, de motivation dans la pensée, plutôt qu’un élément de connaissance, qui est couvert par la vue juste. A mon sens, sans la vue juste et l’intention juste, on pourrait pratiquer « l’attention nue » et pourtant, « l’attention nue » est incapable de se développer en samma sati, attention juste. De la même façon, on devrait pratiquer l’attention à la respiration, ou la contemplation des sensations corporelles, ou la méditation sur la bienveillance, et peut-être même la méditation réflective sur les Quatre Nobles Vérités et la Production Interdépendant applicable à cette vie présente
seule (sans dépasser les vies imprévisibles passées et futures) – et ces pratiques étant «saines » seraient pourtant insuffisantes comme pratiques du Dhamma.
AW6 : Ah ! Quelle traduction excellente du terme pali samma sankappa ! D’autre part, le terme tibétain pour « pensée juste » est yang dag pa’i rtog pa, qui se traduit par « lié avec la signification des sutta etc. » Le terme tibétain pour « vue juste » yang dag pa’i lta ba, est traduit par « la conscience discernant comment on perçoit la réalité ultime avec une conscience non conceptuelle, primordiale ».
Le terme pali pour « pensée juste » peut être couvert par « vue juste » mais les termes correspondants ont une connotation quelque peu différente.
BB5 : Contre-question : est-ce qu’un étudiant du Madyamaka peut, sans accepter le kamma et la renaissance, entreprendre les méditations sur la vacuité ? N’y a-t-il pas des occidentaux de notre époque qui suivent cette voie ? Il me semble avoir entendu parler d’étudiants du Bouddhisme tibétain qui étudiaient le Dzogchen et restaient pourtant « agnostiques » sur la question du kamma et des vies passées et futures. La question est de savoir si des pratiques de méditation de ce genre, sans « vues
mondaines justes », sans intentions justes orientées vers un « but transcendant », peuvent mener à des visions profondes et à des réalisations « transcendantales ». Je serais assez sceptique, mais laissant de côté ceux qui refusent énergiquement d’accepter les enseignements bouddhistes, qu’en résulterait-il si des gens prennent la pratique comme une expérience purement empirique, en s’y employant avec beaucoup de sérieux, pourraient-ils parvenir à de profondes réalisations (même si elles ne sont pas
transcendantes) ? Je ne sais pas… Ce qui n’est pas dire que dans des condition normales, je donnerais mon accord à cette approche. Je recommanderais plutôt à un adepte du Dhamma d’adopter une approche équilibrée qui inclurait l’étude et la pratique, la compréhension conceptuelle et l’expérience
de la médiation.
AW6 : Bien qu’il y ait certainement des occidentaux contemporains qui entreprennent la médiation Madhyamaka sur la vacuité sans pour autant accepter le kamma et la renaissance, dans de nombreux cas je vois qu’ils essayent aussi de méditer sur la vacuité sans les bases solides d’étude et de réflexion critique. Et, comme résultat de cette pratique mal fondée, j’ai remarqué que des novices de ce genre tombent souvent dans diverses formes de nihilisme. Engagés dans une analyse simpliste du moi, ils en concluent que le moi n’existe pas du tout et ces personnes arrivent à la conclusion extrême qu’il en va de même pour tous les phénomènes. Dans certains cas, cela mène le méditant fourvoyé à réfuter la causalité, y compris les formes causales ou les phénomènes réguliers découverts par les savants aussi bien que les lois naturelles du kamma découvertes par le Bouddha. Selon la Tradition Madhyamaka, cette façon d’abandonner la vérité relative, ainsi que les lois du kamma dans le contexte de la renaissance, revient à transformer la médecine du Chemin du Milieu en poison.
De nos jours, la pratique du Dzogchen est devenue populaire chez quelques occidentaux et, malheureusement, cette méditation est souvent enseignée sans le riche contexte des vues et des conduites du Dzogchen. Quand cela se produit, le Dzogchen est réduit à la pure attention, mais cela, en soi, devient un pâle fac-similé de la vraie pratique du Dzogchen. Il y a une tendance populaire dans la dissémination du Bouddhisme de nos jours à oublier ou à négliger l’importance de l’entraînement traditionnel théorique et éthique soutenu qui précédait la méditation intensive dans le Theravada, le Zen et la Tradition tibétaine. Naturellement, très peu de gens ont la volonté et la capacité de s’engager dans un tel entraînement « professionnel », et c’est une mauvaise voie pour ces gens de recevoir un
enseignement si radicalement simplifié de ces traditions de méditation qui leur laisse l’impression que c’est tout ce qu’il y a à comprendre. De nombreux bouddhistes occidentaux actuels rejettent la renaissance et le kamma, prétendent faussement que le Bouddha avait trouvé ces croyances dans
l’environnement culturel, en restant sceptique lui-même à leur sujet.
Si de tels bouddhistes arrivent jamais aux jhana, ils pourraient alors juger les vérités bouddhistes au test de l’expérience. Mais la plupart d’entre eux se contentent de la pratique laïque dans la pratique du système de la « vision sèche » de vipassana et n’arrivent jamais à l’entraînement rigoureux soutenu
des jhana, ce qui les laisse à l’écart d’une vision personnelle de leurs existences passées. Les Bouddhistes ont le pouvoir de révolutionner la compréhension scientifique de la conscience mais seulement s’ils accroissent l’entraînement « professionnel » de la pratique bouddhiste et non pas en
passant des années de pratique novice.
Peut-on parvenir à une réalisation profonde en prenant cette pratique comme une expérience empirique et en s’engageant très sincèrement ? C’est une bonne question pratique. Je pense que si les
pratiquants mènent une vie morale pure, cultivant une motivation pleine de sens et altruiste et s’adonnant à la méditation avec confiance en la pratique, en le Maître et en eux-mêmes, ils pourront arriver à des réalisations profondes. Quel que soit le degré de confiance que l’on ait en les enseignements du Bouddha, je recommande de tout mon coeur qu’un adepte du Dhamma trouve une approche équilibrée incluant l’étude et la pratique, la compréhension conceptuelle et l’expérience méditative. C’est une approche testée au cours des années et qui, dans la courte durée d’une vie humaine est, à mon avis, la manière la plus signifiante et la plus efficace de se vouer au chemin de la Libération.
AW6 : J’ai lu avec soin vos longues, érudites et savantes réponses à toutes mes questions, et je vous suis profondément reconnaissant d’avoir pris le temps de le faire, au sein d’un emploi du temps
certainement très chargé… Vous avez répondu à toutes mes questions, dissipé mes incertitudes, et pour tout cela je vous remercie chaleureusement et sincèrement. Si je peux vous rendre tout cela dans l’avenir, j’espère que vous n’hésiterez pas à me le demander.
Pour finir, une dernière question : puis-je avoir votre permission de partager notre correspondance avec quelques amis qui s’intéressent à ces choses ?
BB5 : Merci beaucoup pour cet e-mail et pour celui reçu hier où vous avez rangé notre correspondance dans le bon ordre. Il devient beaucoup plus facile de suivre l’échange d’idées.
Je vous prie de partager cette correspondance avec tous ceux qui peuvent s’y intéresser.
Encore tous mes meilleurs souhaits,
Bhikkhu Bodhi
Avec mes bons souhaits,
Alan
Source : Le Refuge
Traduction : Pierre Dupin