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« La Vertu des steppes, Petite révérence à la vie nomade », Marc Alaux

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Les paysages de steppe se déroulant à l’infini suscitent un incomparable sentiment de liberté et des rêves de nature pure et puissante. Le mode de vie des nomades turco-mongols, qui transcende les frontières et les langues, éveille autant de fantasmes.

Ces sociétés équestres millénaires développent des caractéristiques communes comme la générosité et l’hospitalité, l’admiration de la nature, l’amour de la poésie et du chant, dont la découverte offre au voyageur l’occasion d’une remise en question.

C’est au même exercice vertigineux que conduit un plongeon dans l’océan des steppes, monotones et primitives mais ô combien grandioses : solitude, distances immenses, manque d’eau, absence d’abri développent l’humilité. Un paysage à l’aune du bétail, selon l’éleveur, mais qui parle d’autant plus de Dieu au voyageur que rien n’y rappelle l’homme.

La vertu des steppes se révèle au preux capable d’oublier la morsure du soleil, de la bise et de la neige pour apprécier le parfum de l’armoise chargée de rosée ou le thé offert sous la yourte en hiver, pour restaurer un lien avec la nature et développer le sens du partage.


Extrait du livre (p. 85-89):

Rencontre avec le divin :
« La steppe, c’est l’absence de faux-semblants. À chaque instant s’impose un choix qui dévoile et engage toute la personne. On se sent privé de protection ou au contraire affranchi de toute limite. Rien ne sauve du vent mais rien n’entrave la volonté. On y mesure son courage. Un voyage y est une trajectoire circulaire qui ramène à sa personnalité. La nature fonctionne tel un miroir de chaman, passe-muraille qui permet de voir à l’intérieur des choses. L’immensité devient une dimension intime et, pour certains, dominer la steppe revient à inviter Dieu en soi. Si Ferdynand Ossendowski a nommé son récit de fuite en Haute-Asie en 1921 Bêtes, hommes et dieux, c’est peut-être parce que selon lui le dialogue entre ces trois éléments se poursuit dans la steppe, qui devient un lieu de libération de l’âme. Maints voyageurs contemporains y voient, à travers l’absence fantasmée de l’homme, la présence du divin, comme s’il avait une adresse !

L’alchimie des émotions ne rapproche-t-elle pas le voyageur qui enfouit ses fantasmes dans la steppe du barde mongol qui dit chanter sous son influence ? Tous deux ne disent-ils pas recevoir la steppe quand ils la chargent d’une dimension métaphorique ? J’ignore si en entrant dans ma vie, la steppe a invité Dieu en moi, mais ce dont je suis certain c’est qu’elle a recomposé l’ordre de la matière qui me constitue. Mon être y ressent un bonheur nullement grandi ou modéré par les conditions de la société. Me livrer aux humeurs de cet univers sans pitié me procure une douce félicité, celle de sentir mon corps inondé de sève. La bise me blesse et m’exalte à la fois, soulignant qu’il est bon de vivre. J’aime la steppe quand elle met ma conscience à nu, quand elle me contraint à reconnaître dans la nature sauvage une part de moi-même. L’anéantissement salvateur des instincts qu’offre la marche m’est indispensable : je suis d’une farine qui doit être pétrie durement. Me projeter hors de moi, traverser mon corps m’aide à percevoir mon environnement et à trouver mon Orient intérieur.

On se tromperait en pensant que les nomades d’Asie centrale perpétuent, depuis des régions d’où l’écho du monde se perçoit avec recul, leur mode de vie de manière traditionnelle ou comme ils le faisaient avant d’intégrer le giron communiste dans les années 1920. Les deux décennies écoulées depuis la désintégration de l’URSS montrent que le pastoralisme nomade continue d’agréger des éléments allogènes. Mais ce mode de gestion des ressources apparaît également menacé dans ses fondements. La conversion au communisme fut dans certaines régions un changement moins radical pour les communautés que le passage au libéralisme économique. Les nomades semblent ainsi moins mobiles qu’à la période précollectiviste mais également moins qu’à la période collectiviste. Dans le tohu-bohu du village-monde, la steppe reste toutefois une référence. Les Mongols aiment les visages “larges et plats comme la steppe”, et par leurs funérailles célestes, ils deviennent eux-mêmes “hôtes de la steppe caillouteuse”. La diversité de ce milieu disparaît devant notre fascination qui illustre un besoin de nature marginale nécessaire pour trouver un sens à l’univers.

Mais avant d’être une réalité fictionnelle à la sagesse immanente, la steppe est un paysage culturel sensible, une vague dont l’homme n’est pas seulement l’écume.

Entonné par les chœurs de l’armée Rouge, Oh, ma vaste steppe, de Dimitri Oleg Yachinov, résonne chez moi pour m’aider à souffler ces derniers mots. La steppe n’a d’autre vertu que celle que nous lui donnons. Mais après tout, peut-être faut-il l’ériger en barrière contre ce qui menace l’humanité ? Alors on peut y exister sans idéologie, “avec la bonté pour guide” selon le poète bouriate Piotr Nikiforovitch Danbinov. Que ma vie me semble vide quand je ne tente pas de faire de mon entourage une steppe, assez vaste pour que tous les regards y trouvent leur place, et d’adopter un état d’esprit nomade, ouvert au changement et à la rencontre ! Le nomadisme impose l’alternance dans le partage du territoire et une liberté de circulation supérieure à ce que nos sociétés acceptent.

On a cartographié le monde en une géographie bipolaire : l’humanité nomade, cosmopolite, belle mais bientôt vaincue, et l’humanité sédentaire, nationaliste, viciée mais conquérante. Prenons garde à la psychologie des peuples ! La vertu ne s’acquiert pas à la naissance mais se gagne par un rude combat. Et la frontière qui sépare le bien du mal, notait Soljenitsyne, ne s’érige pas entre nous mais en nous.

Je craque une allumette et brûle une pincée de poudre de genévrier. La fumée monte droit pareille à celle qui sort des yourtes par beau temps. Elle sert de support à mes rêves, comme l’horizon qui, rincé par l’averse estivale, noircit la page de la steppe d’une ligne unique. Devant elle, je fais le serment d’entendre à nouveau les grues cendrées et les tadornes annoncer le printemps des cols du Khinggan aux glaciers de l’Altai. J’ai besoin de sentir l’hiver enneiger pesamment le faisceau des pistes qui se dispersent et transmuer la nudité ambrée des pâturages en paillasse rugueuse et austère. Enfin, je continuerai d’apprendre la langue du nomade pour traverser sa parole comme j’ai traversé les steppes et comprendre sa façon de dire un monde où, poussés par le vent, la pensée court librement et l’homme a un avenir. »

Source : http://www.transboreal.fr

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