15.10.2009
INTERVIEW – Conservateur en chef du Musée Cernuschi, Gilles Béguin y présente pour la première fois en France une ensemble exceptionnel de Buddhas chinois de Shandong. Et publie une somme captivante sur l’art bouddhique.
– Pourquoi un nouveau livre sur le bouddhisme ?
Il y a déjà un tas de petits bouquins synthétiques sur la question, mais on a peu de livres de grande ampleur sur l’art bouddhique. Images du Bouddha, édité par l’Unesco, réunit les meilleurs spécialistes traitant chacun de leur domaine. On perd en redites et en manques ce que l’on gagne en pertinence. Quant à l’art bouddhique dans la collection « Le monde de l’art » chez Albin Michel, il est si savant qu’il faut déjà tout savoir pour le comprendre.
– À qui s’adresse le vôtre ?
Les gens qui visitent Cernuschi ou Guimet sont des gens qui voyagent. Ils viennent regarder tel ou tel volet de la collection avant de partir ou en rentrant. J’ai donc conçu un livre avec des entrées géographiques précédées de deux chapitres d’introduction : un sur la doctrine bouddhique et un sur les relations du bouddhisme et de l’art. En rédigeant, je me suis interdit tout jargon et autres citations en sanscrit pour rendre le texte abordable. Cela m’a pris onze ans.
Outre leur beauté prenante, qu’est-ce que les vingt-cinq bouddhas du Shandong exposés à Cernuschi apportent sur l’art bouddhique ?
Des énigmes à résoudre ! On les a trouvés à la faveur de travaux de terrassement en 1996. Ils étaient bien rangés dans une fosse circulaire : sur le tour, des têtes coupées et au centre les statues entières.
– Pourquoi ont-elles été enfouies ? Et pourquoi ces statues sculptées entre 530 et 577 présentent une telle variété de styles ?
On l’ignore.
– Vous vivez l’art bouddhique comme un roman policier. Quelles sont les hypothèses ?
Il y avait à cet endroit le temple de Longxing, qu’un pèlerin décrit comme très grand et très beau. Il a dû y avoir un premier tremblement de terre : les statues, trop lourdes pour être stables sur leur socle, tombent en avant. Leurs avant-bras se brisent dans la chute, ce qui rend leur identification aujourd’hui difficile car, comme nos saints, bouddhas et bodhisattvas sont reconnaissables à ce qu’ils font de leurs mains. Ensuite on répare, on donne de nouvelles statues et quinze ans après un autre séisme survient avec un incendie : les temples en bois sont éclairés à la bougie. Les statues portent d’ailleurs des traces du feu. Le temps de les dégager, elles ont passé de mode. Les Tang imposent en effet à partir de 700 une esthétique nouvelle : le canon de bouddhas majestueux au visage un peu empâté qui ne bougera pas jusqu’à nos jours. On enterre donc les vieilles statues dans l’enceinte du temple sans doute vers le XI ou XIIe siècle ainsi qu’en témoigne une stèle enfouie datée de 1026. Le temple sera détruit au XIVe.
– Et comment expliquer l’extraordinaire variété des styles pour des œuvres réalisées en même pas 50 ans ?
Le pouvoir n’est pas encore centralisé. On est à la fois à la fin de la dynastie des Wei du Nord, dans la période des Wei de l’Est et des Qi du Nord, ce qui correspond à un énorme bouillonnement, des mutations et un renouvellement des styles. On part de hauts-reliefs dans la tradition indienne et on arrive à la ronde-bosse. La protubérance de la fontanelle (qui fait ressembler les premiers bouddhas à des guignols qui auraient reçu un coup de massue sur la tête) se réduit. Les visages se géométrisent et deviennent plus abstraits. Les statues sont polychromes pour s’intégrer à un décor dont on n’a pas idée.
– Qui choisit le modèle des statues ?
Le commanditaire, et symboliquement c’est aussi lui qui réalise l’œuvre ! On est dans le monde du Grand Véhicule. (Le bouddhisme s’ouvre alors aux laïcs après avoir été à l’origine destiné aux seuls moines, NDLR.) Une statue c’est d’abord un ex-voto commandé quandun enfant échappe à une maladie, quand on veut acquérir des mérites pour soi-même ou en faire acquérir à un proche post mortem… Le commanditaire choisit l’atelier qui la réalisera. Dans ceux-ci travaillent des « praticiens » : ni des artisans car ils ont plus de liberté, ni des artistes car ils doivent donner à l’œuvre l’iconographie requise par le canon religieux. On dit que l’art bouddhique est répétitif : il suffit de feuilleter mon livre pour voir combien cela est faux. Il est simplement soumis à un canon autoritaire.
– «Les buddhas du Shandong», au musée Cernuschi jusqu’au 3 janvier.
– L’Art bouddhique, par Gilles Béguin, CNRS éditions, 75 €.
Propos recueillis par Ariane Bavelier
Source : www.lefigaro.fr