Il est aujourd‘hui d’usage, dans le langage courant, d’utiliser le mot karma pour décrire ce qui semble être une fatalité, c’est-à-dire pour expliquer ou constater qu’un événement advenu était selon cette « loi du karma » préprogrammé à l’avance. Comme si cet événement devait irrévocablement se produire sans que l’on ne puisse rien faire, si bien que les expressions telles que « ah, c’est mon karma » expriment souvent un constat fataliste de résignation face à une situation, ou même une attitude générale dans la vie. Or disons le d’emblée, la loi du karma telle que le dharma (la doctrine bouddhique) l’expose n’a absolument rien à voir avec le fatalisme, bien au contraire le mot karma ou kamma signifie en son sens étymologique « action, agir ». On peut donc y voir une invitation réelle à l’action et non à la passivité. Si le fatalisme repose, en son sens plus philosophique, sur ce qui peut être prévisible à l’avance, parce que comme le dit Jacques dans l’œuvre de Diderot : « tout est écrit là haut », selon l’enseignement bouddhique le karma lui ne peut être prévu ni anticipé, hormis chez quelques rares éveillés omniscients.
Bien, mais qu’est ce donc que le karma ? Cette notion est difficilement intelligible, il est donc périlleux d’en donner une définition toute faite, d’autant que l’enseignement bouddhique sur le karma est vaste et complexe. Mais avant d’aborder les développements de la doctrine bouddhique intéressons nous plutôt à la portée philosophique d’un tel concept. Il faut d’abord comprendre le karma comme un facteur omniprésent associé à l’esprit, un principe relatif à l’enchaînement des causes et des effets. Le karma n’est pas une force extérieure, il provient de l’esprit, fonctionne par l’esprit et agit sur l’esprit, et par conséquence sur les paroles et les actes physiques. C’est comme une loi qui agit sur l’esprit, mais de quelle manière ? Le karma est essentiellement, dans l’enseignement du Bouddha, une loi morale immanente à l’esprit, elle n’est pas donnée de l’extérieur comme les commandements bibliques, elle fait partie intégrante du fonctionnement de l’esprit même. Par « loi morale » il faut entendre ce qui ce rapporte au notion de bien et de mal, le Bouddha enseigne qu’un acte bon produit nécessairement un effet bon pour celui qui le commet, cet effet peut advenir dans un futur plus ou moins proche. Il en va de même pour les actes négatifs ou mauvais. On peut donc résumer schématiquement ce principe en disant « qui sème une bonne graine dans de bonnes conditions récoltera une bonne pousse », ce qui vaut aussi pour les actes négatifs. Quant au rapport de l’idée de karma avec celle de liberté, nous venons de voir que, dans le contexte bouddhiste, le fait de voir, de comprendre et d’accepter que les actes entraînent des effets karma n’est pas à proprement parler du fatalisme.
Il semblerait plutôt, à bien étudier le sujet que ce principe se rapproche plutôt, sans s’y confondre, avec ce que les philosophes occidentaux nomment le « déterminisme » puisque le principe du déterminisme universel postule que tous les phénomènes naturels (y compris les lois de l’esprits) sont liés les uns aux autres par des lois et qu’ils sont ainsi rigoureusement conditionnés par un relation de cause à effet, dans le sens où les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le déterminisme et le principe de karma selon le bouddhisme s’accordent à dire que que nous sommes déterminé à chaque instant par des causes que nous ignorons la plupart du temps. Nous voilà arrivés au cœur du problème, à savoir celui du rapport entre liberté et karma. L’enseignement bouddhique affirme que le karma a une influence a chaque instant sur notre esprit, et que chaque instant est « le fruit » d’actions causales qui ont eu lieu dans le passé, si bien que ce sont nos actes passés qui conditionnent notre perception de la situation présente ; un enseignement important dit en substance : « si tu veux connaitre tes actes passés regardes dans le miroir de ta situation présente, si tu veux connaître ta situation future observes tes actes d’aujourd’hui ». Ce proverbe donne à comprendre que si notre présent est conditionné, déterminé par nos actions antérieures, nous avons une certaine liberté pour agir dans le présent de manière à influencer notre futur. Une idée claire affleure alors, selon le dharma l’humain serait à la fois déterminé par le karma tout en étant dans une certaine mesure libre. Pourtant déterminisme et liberté semblent difficilement conciliable au premier abord, si je suis déterminé, le bouddhisme dirait plutot influencé, à faire ceci je ne suis forcément pas libre de le faire. Prenons un exemple, si un jour je décide d’acheter un hôtel, on peut croire que le choix de l’achat de cet hôtel est un choix libre, mais en réalité ce choix comme tout choix est déterminé par des causes précises, par exemple l’envie de s’enrichir, le goût du luxe hérité de mon éducation…etc si bien que tout choix a toujours une ou des causes que bien souvent nous ignorons. Le déterminisme expose derechef la loi de cause à effet, ici l’achat de l’hôtel est l’effet et l’envie de s’enrichir ou le gout du luxe les causes possibles de cet effet.
On peut des lors se demander ce qu’est la liberté, ce concept si flou auquel on attribut tout et n’importe quoi. On peut dire qu’en substance la liberté, pour ce qui concerne l’esprit, et non le corps, c’est la capacité de choisir, ce choix n’étant pas déterminé par une autre cause que lui-même. En d’autres termes pour qu’il y ait liberté, il faut que ce choix (pensons à notre exemple) ne soit pas soumis à des causes extérieures et que la cause de ce choix soit dans le choix même. La volonté (qui est notre capacité d’action, de choix où théoriquement se déploie la liberté) n’est libre que si elle s’auto-cause, c’est-à-dire si elle est à elle-même sa propre cause, elle n’est libre que si elle n’est pas déterminée par des causes extérieures à elle, car si la volonté est soumise à des causes extèrieures elle n’est plus libre ; et oui car pour reprendre l’exemple de l’achat de l’hôtel, si je veux acheter cet hôtel c’est pour bien des raisons, les causes de mon vouloir, de ma volonté sont multiples et proviennent de conditionnements passés, la volonté n’est dans ce cas plus libre puisque les causes de son action viennent en dehors d’elle-même, cette volonté est donc déterminée. Il n y’a donc pas de « libre arbitre » au sens ou Descartes en parle mais toujours du déterminisme, on est donc jamais libre comme l’affirme Spinoza mais bien déterminé par des causes que nous ignorons, que le bouddhisme appelle karma. C’est pourquoi l’immense philosophe Spinoza affirme à raison, que la liberté n’existe pas puisque la volonté est toujours déterminée par des causes extérieures à elles et que nous ignorons le plus souvent ces causes. Un véritable problème se pose alors pour le bouddhisme, car le dharma affirme à la fois le déterminisme de l’esprit avec la loi du karma et en même temps sa liberté au sens ou comme le dit le proverbe nous pourrions « librement » transformer ce karma dans le présent : pourtant n’y a-t-il pas là un vrai paradoxe ? Si l’on est déterminé à chaque instant par les empreintes de nos actes antérieurs/notre karma antérieur, comment est il possible de s’en affranchir tout d’un coup pour transformer nos actes présents ? Le dharma affirme qu’à chaque instant, par l’acte que l’on pose (une simple pensée ,une parole, ou un acte physique) on crée du karma, mais ce karma n’est pas crée librement puisque le karma du passé conditionne, l’acte présent qui influera sur mes actes futurs. Si bien que si je commets un acte négatif, par exemple un meurtre, je crée librement ?Selon le dharma, un acte négatif. Pourtant je n’est pas commis cet acte librement puisque cet acte est le résultat de mon karma passé qui a déterminé cet acte. De même si je sauve la vie d’une personne, je commet un acte positif, mais cet acte est lui aussi déterminé par un karma passé, par exemple mon éducation bouddhiste tournée vers l’altruisme qui a fait qu’à tel moment j’étais dans tel état d’esprit et qu’au lieu de fermer les yeux je me suis jeté à la rivière pour secourir le personne en train de se noyer. Cette action n’est pourtant toujours pas libre, mais déterminée par des causes précises qui ont engendrés un effet à tel moment. Des lors après examen de tout cela, il est difficile de dire que l’on est libre en général, et donc libre de purifier son karma, de tuer, de faire le bien…etc. La volonté est plutôt déterminé absolument, et donc jamais libre. En posant ce problème c’est le sens de l’action humaine qui est en jeu, est on libre ou pas ? Le bouddhisme semble affirmer qu’on l’est et qu’on ne l’est pas, qu’on l’est parce que la liberté existe et qu’on ne l’est pas parce que l’on est déterminé par notre karma. Or il s’avère que la liberté, comme cela a été démontré plus avant, est une illusion. Le sage et philosophe Spinoza dit du libre arbitre qu’il est un « délire de l’imagination ».
Il y a donc une vraie contradiction dans ce qu’affirme le bouddhisme en prônant à la fois un déterminisme efficient et une liberté en acte.
Cela veut-il dire que la liberté n’est pas possible, qu’elle est tellement illusoire qu’elle n’est qu’un idéal issu de l’imagination humaine ? Affirmer que oui, ce serait faire peser un poids tragique sur notre condition d’être humain, mais au delà du tragique ou de l’angélique il est plus vraisemblable que la liberté devienne tangible pour celui qui « connaît les causes qui le déterminent » comme le propose Spinoza. Connaitre les causes qui me font agir, c’est déjà faire un pas vers la liberté, car plus je me connais, plus je connais/comprends le monde qui m’entoure et plus je suis à même d’agir sur ces causes. Ainsi si je connais les raisons de ma colère récurrente, je peux plus facilement éviter de me mettre en colère. En cela, le bouddhisme ne nous propose-t-il pas une voie royale vers la liberté et même mieux vers la libération ? Le Bouddha a dit : « je n’enseigne qu’une chose, la souffrance et la délivrance de la souffrance ». Dès lors, en connaissant les causes véritables de la souffrance n’est on pas des lors plus capables de ne plus souffrir et par renversement d’être heureux ? Le fait d’arriver, par un travail de réflexion et de méditation à connaitre les causes de la souffrance permet dans une certaine mesure de se libérer de la souffrance, et donc de conquérir un peu plus de liberté.
Ainsi il semble au regard de ce qui vient d’être énoncé que le bouddhisme dans son enseignement sur le karma présente une véritable contradiction logique en prônant à la fois l’existence de la liberté et à la fois un déterminisme karmique, contradiction qui mériterait une résolution rationnelle. Il semble cependant que si la liberté correspond à la connaissance des causes qui nous font agir, le bouddhisme en tant que voie de connaissance des causes de la souffrance soit un excellent chemin vers la libération et par là même vers la conquête de la liberté.
– Julien Gelas