DE LA SlNCÉRITÉ PAR RAPPORT AUX COMMERCES DES GRANDS
Ceux qui ont le coeur corrompu méprisent les hommes sincères, parce qu’ils parviennent rarement aux honneurs et aux dignités ; comme s’il y avait un plus bel emploi que celui de dire la vérité ; comme si ce qui fait faire un bon usage des dignités n’était pas au-dessus des dignités mêmes.
En effet, la sincérité même n’a jamais tant d’éclat que lorsqu’on la porte à la cour des princes, le centre des honneurs et de la gloire. On peut dire que c’est la couronne d’Ariane, qui est placée dans le ciel. C’est là que cette vertu brille des noms de magnanimité, de fermeté et de courage ; et, comme les plantes ont plus de force lorsqu’elles croissent dans les terres fertiles, aussi la sincérité est plus admirable auprès des grands, où la majesté même du Prince, qui ternit tout ce qui l’environne, lui donne un nouvel éclat.
Un homme sincère à la cour d’un prince est un homme libre parmi des esclaves. Quoiqu’il respecte le Souverain, la vérité, dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu’une foule de courtisans est le jouet des vents qui règnent et des tempêtes qui grondent autour du trône, il est ferme et inébranlable, parce qu’il s’appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature et incorruptible par son essence.
Il est, pour ainsi dire, garant envers les peuples des actions du Prince. Il cherche à détruire, par ses sages conseils, le vice de la cour, comme ces peuples qui, par la force de leur voix, voulaient épouvanter le dragon qui éclipsait, disaient-ils, le soleil ; et, comme on adorait autrefois la main de Praxitèle dans ses statues, on chérit un homme sincère dans la félicité des peuples, qu’il procure, et dans les actions vertueuses des princes, qu’il anime.
Lorsque Dieu, dans sa colère, veut châtier les peuples, il permet que des flatteurs se saisissent de la confiance des princes, qui plongent bientôt leur État dans un abîme de malheurs. Mais, lorsqu’il veut verser ses bénédictions sur eux, il permet que des gens sincères aient le coeur de leurs rois et leur montrent la vérité, dont ils ont besoin comme ceux qui sont dans la tempête ont besoin d’une étoile favorable qui les éclaire.
Aussi voyons-nous, dans Daniel, que Dieu, irrité contre son peuple, met au nombre des malheurs dont il veut l’affliger, que la vérité ne sera plus écoutée, qu’elle sera prosternée à terre, dans un état de mépris et d’humiliation : et prosternetur veritas in terra.
Pendant que les hommes de Dieu annonçaient à son peuple les arrêts du Ciel, mille faux prophètes s’élevaient contre eux. Le peuple, incertain de la route qu’il devait suivre, suspendu entre Dieu et Baal, ne savait de quel côté se déterminer. C’est en vain qu’il cherchait des signes éclatants, qui fixassent son incertitude. Ne savait-il pas que les magiciens de Pharaon, remplis de la force de leur art, avaient essayé la puissance de Moïse et l’avaient pour ainsi dire lassée ? À quel caractère pouvait-on donc reconnaître les ministres du vrai Dieu ? Le voici : c’est à la sincérité avec laquelle ils parlaient aux princes ; c’est à la liberté avec laquelle ils leur annonçaient les vérités les plus fâcheuses, et cherchaient à ramener des esprits séduits par des prêtres flatteurs et artificieux.
Les historiens de la Chine attribuent la longue durée et, si je l’ose dire, l’immortalité de cet empire, aux droits qu’ont tous ceux qui approchent du Prince, et surtout un principal officier nommé Kotaou, de l’avertir de ce qu’il peut y avoir d’irrégulier dans sa conduite. L’empereur Tkiou, qu’on peut justement nommer le Néron de la Chine, fit attacher en un jour, à une colonne d’oirai enflammée, vingt-deux mandarins, qui s’étaient succédé les uns les autres à ce dangereux emploi de Kotaou. Le tyran, fatigué de se voir toujours reprocher de nouveaux crimes, céda à des gens qui renaissaient sans cesse. Il fut étonné de la fermeté de ces âmes généreuses et de l’impuissance des supplices, et la cruauté eut enfin des bornes, parce que la vertu n’en eut point.
Dans une épreuve si forte et si périlleuse, on ne balança pas un moment entre se taire et mourir; les lois trouvèrent toujours des bouches qui parlèrent pour elles ; la vertu ne fut point ébranlée, la vérité, trahie, la constance, lassée ; le Ciel fit plus de prodiges que la Terre ne fit de crimes, et le tyran fut enfin livré aux remords.
Voulez-vous voir, d’un autre côté, un détestable effet d’une lâche et basse complaisance ? comme elle empoisonne le coeur des princes ? et ne leur laisse plus distinguer les vertus d’avec les vices ? Vous le trouverez dans Lampridius, qui dit que Commode, ayant désigné consul l’adultère de sa mère, reçut le titre de pieux et qu’après avoir fait mourir Perennis, il fut surnommé heureux : Cum adulterum matris consulem designasset, Commodus vocatus est pius ; cum occidisset Perennem, vocatus est felir.
Quoi ! Ne se trouvera-t-il personne qui renverse ces titres fastueux, qui apprenne à cet empereur qu’il est un monstre, et rende à la vertu des titres usurpés par le vice ?
Non ! À la honte des hommes de ce siècle, personne ne parla pour la vérité. On laissa jouir cet empereur de ce bonheur et de cette piété criminels. Que pouvait on faire davantage pour favoriser le crime que de lui épargner la honte et les remords mêmes ?
“ Les richesses et les dignités, disait Platon, n’engendrent rien de plus corrompu que la flatterie. ” On peut la comparer à ces rochers cachés entre deux eaux, qui font faire tant de naufrages. “ Un flatteur, selon Homère, est aussi redoutable que les portes de l’Enfer. ” – “ C’est la flatterie, est-il dit dans Euripide, qui détruit les villes les mieux peuplées et fait tant de déserts. ” .
Heureux le prince qui vit parmi des gens sincères qui s’intéressent à sa réputation et à sa vertu. Mais que celui qui vit parmi des flatteurs est malheureux de passer ainsi sa vie au milieu de ses ennemis ; Oui ! Au milieu de ses ennemis ! Et nous devons regarder comme tels tous ceux qui ne nous parlent point à coeur ouvert ; qui, comme ce Janus de la fable, se montrent toujours à nous avec deux visages; qui nous font vivre dans une nuit éternelle, et nous couvrent d’un nuage épais pour nous empêcher de voir la vérité qui se présente.
Détestons la flatterie ! Que la Sincérité règne à sa place ! Faisons-la descendre du Ciel, si elle a quitté la Terre. Elle sera notre vertu tutélaire. Elle ramènera l’âge d’or et le siècle de l’innocence, tandis que le mensonge et l’artifice rentreront dans la boîte funeste de Pandore.
La Terre, plus riante, sera un séjour de félicité. On y verra le même changement que celui que les poètes nous décrivent, lorsque Apollon, chassé de l’Olympe, vint parmi les, mortels, devenu mortel lui-même, faire fleurir la foi, la justice et la sincérité, et rendit bientôt les Dieux jaloux du bonheur des hommes, et les hommes, dans leur bonheur, rivaux même des Dieux.
MONTESQUIEU
Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, connu sous le nom de Montesquieu (18 janvier 1689 à la Brède (Gironde) – Paris le 10 février 1755) est un moraliste, penseur politique, précurseur de la sociologie et philosophe français du siècle des Lumières.