Une des dédicaces du livre :
Je voudrais dire ici toute ma gratitude à mon maître Jacques Lacan qui m’a fait redécouvrir Lao-tzu et Shi-t’ao.
1- La conception du vide
a) Le Vide participant du nouménal
(p.27) Le Vide est le fondement même de l’ontologie taoïste. Ce qui est avant Ciel-Terre, c’est le Non-avoir, le Rien, le Vide. Au point de vue de la terminologie, deux termes ont trait à l’idée du Vide : wú 無 / 无 et xū 虛 / 虚 (par la suite, les bouddhistes privilégieront un troisième terme : kōng 空 ). Les deux, étant solidaires, sont parfois confondus. Néanmoins, chacun des deux termes peut être défini par le contraire qu’il appelle. Ainsi wú 無 / 无, ayant pour corollaire yǒu 有« Avoir», est généralement traduit en Occident, par « Non-avoir » ou « Rien »; tandis que xū 虛 / 虚, ayant pour corollaire shí 实/實 « Plein », est traduit par « Vide ».
Chez Lao-tzu comme chez Chuang-tzu, si l’Origine de l’Univers est le plus souvent désigné par le wú 無 / 无 « le Rien », xū 虛 / 虚 est employé lorsqu’il s’agit de qualifier l’état originel auquel doit tendre tout être. À partir de l’époque Sung, notamment grâce qu philosophe Chang Tsai qui consacra l’expression tàixū 太虛 «Vide suprême», xū 虛 / 虚 est devenu le terme consacré pour désigner le Vide.
Lao Zi (40)
天下万物生于有,有生于无
L’Avoir produit les Dix mille êtres, mais l’Avoir est produit par le Rien
Chuang Zi (Ciel-Terre)
A l’origine, il y a le Rien (wú 無 / 无); le rien n’a point de nom (無名).
Du Rien est né l’Un; l’Un n’a point de forme.
b) Le Vide participant du phénoménal
(p.29) Le Vide n’est pas seulement l’état suprême vers lequel on doit tendre; conçu comme substance lui-même, il se saisit à l’intérieur de toutes choses, au cœur même de leur substance et de leur mutation.
Le Vide vise la plénitude. C’est lui en effet qui permet à toutes choses « pleines » d’atteindre leur vraie plénitude.
Lao Zi (45)
大盈若冲,其用不穷
La grande plénitude est comme le vide; alors elle est intarissable
(pp.29-30) Dans l’ordre du réel, le Vide a une représentation concrète: la vallée. Celle-ci est creuse, et, dirait-on, vide, pourtant elle nourrit et fait pousser les choses; et portant toutes choses en son sein, elle les contient sans jamais se laisser déborder et tarir. […]
L’image de la vallée est liée à celle de l’eau. L’eau comme les souffles, apparemment inconsistante, pénètre partout et anime tout. Partout le plein fait le visible de la structure, mais le Vide structure l’usage.
Lao Zi (78)
天下莫柔弱于水,而攻坚强者莫之能胜,以其无以易之
Rien au monde de plus souple de plus faible que l’eau.
Mais pour attaquer le fort, qui sera jamais comme l’eau? Le Vide en elle l’a rend transformante.
[…]
Lao Zi (11)
三十辐,共一毂,当其无,有车之用。
埏埴以为器,当其无,有器之用。
凿户牖以为室,当其无,有室之用。
故有之以为利,无之以为用
Trente rayons se rejoignent en un moyeu unique; ce vide dans le char en permet l’usage.
D’une motte de glaise on façonne un vase; ce vide dans le vase en permet l’usage.
On ménage portes et fenêtres pour une pièce; ce vide dans la pièce en permet l’usage.
L’Avoir fait l’avantage, mais le Non-avoir fait l’usage.
2- Le vide dans la peinture chinoise
(pp. 42-43) C’est dans ce contexte à la fois philosophique et esthétique qu’intervient l’élément central de la peinture chinoise ; le Trait de pinceau. Nous allons voir, plus loin, tout le contenu spécifiquement pictural du Trait. Ici, sous l’angle philosophique, il nous suffit de souligner que le Trait tracé, aux yeux du peintre chinois, est réellement le trait d’union entre l’homme et le surnaturel. Car le Trait, par son unité interne et sa capacité de variation, est Un et Multiple. Il incarne le processus par lequel l’homme dessinant rejoint les gestes de la Création. (L’acte de tracer le Trait correspond à celui même qui tire l’Un du Chaos, qui sépare le Ciel et la Terre). Le Trait est à la fois le Souffle, le Yin-Yang, le Ciel-Terre, les Dix-mille êtres, tout en prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme.
(p.47) Le Trait dont nous venons de cerner la réalité ne fonctionne à plein que grâce au Vide. S’il doit être animé par les souffles et le rythme, il faut avant tout que le Vide le précède, le prolonge, et même le traverse.
François Cheng
Issu d’une famille de lettrés, après des études universitaires à Nankin, il vient en France, pour s’y installer définitivement, en 1949, motivé par sa passion pour la culture française. Il mène à partir des années 1960 une carrière universitaire, notamment à l’École des langues orientales (Inalco). Il se lance aussi dans des traductions de poèmes.
Il commence d’abord par publier des poèmes en chinois à Taïwan et à Hong Kong. Il n’a commencé à publier des livres en français qu’assez tard (à partir de 1977), d’abord sur la peinture chinoise, mais aussi des œuvres poétiques. Jugeant avoir acquis assez d’expérience, il peut ensuite se lancer dans l’écriture de romans.
En 2001, François Cheng reçoit le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française. Le 13 juin 2002, il est le premier Asiatique élu membre de l’Académie française. Il est membre du Haut Conseil de la Francophonie.
Il a été promu Officier de la Légion d’honneur le 1er janvier 2009.