Un intellectuel cambodgien au service de la reconstruction culturelle du pays khmer
M. ANG Chouléan
M. ANG Chouléan est bien connu du milieu des études khmères. Il l’est aussi des étudiants de l’Université Royale des Beaux-Arts de Phnom Penh (URBA), ainsi que des fonctionnaires cambodgiens travaillant au sein de l’Autorité pour la Protection du Site et de l’Aménagement de la Région d’Angkor (APSARA), l’Autorité chargée de la gestion du patrimoine d’Angkor. Recherche scientifique, enseignement universitaire, application pratique d’un savoir au service de la reconstruction du Cambodge. Tel semble être le triptyque d’un homme au parcours d’exception.
Ancien étudiant de la Faculté d’Archéologie sous la République, et parmi les plus brillants, M. ANG Chouléan parvient à quitter le Cambodge pour la France à la suite du drame de 1975. Il profite alors d’un long intermède français pour parachever sa formation universitaire.
C’est au double contact de la tradition ethnologique française et de la philologie classique qu’il va élaborer son interrogation sur la société khmère d’hier et d’aujourd’hui. Il suit d’une part le séminaire de M. Georges CONDOMINAS, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), puis, d’autre part, le séminaire de Mme POU Saveros à l’Université de Paris III. Le premier enseigne les fondamentaux ethnographiques propres aux sociétés sudest-asiatiques quand le second ouvre des perspectives sur la continuité des rites et des coutumes khmères, continuité perceptible aussi bien à travers les inscriptions anciennes, en vieux khmer, qu’à travers les manuscrits en khmer moyen.
Muni de cette double approche, M. ANG Chouléan met bientôt à jour un pan fondamental de la société khmère, resté occulté par une recherche frileuse devant les faits du quotidien. L’espace social des Khmers est ainsi replacé dans sa perspective sacrée, laquelle n’est pas tant le fait de religions importées (brahmanisme puis bouddhisme) que d’un monde surnaturel proprement cambodgien. Les génies de la terre, les fantômes, les goules, et autres pratiques magiques (filtres d’amour, amulettes de protection, etc.) ne sont plus relégués au rang de croyances et de rites archaïques, mais, à l’inverse, deviennent le fondement d’une réflexion sur la permanence des formes du sacré dans le pays khmer. Celle-ci sera l’objet d’une thèse publiée en 1986, laquelle fait encore aujourd’hui autorité : Les êtres surnaturels dans la religion populaire khmère.
Tout en participant aux aventures culturelles de la diaspora cambodgienne de France, puisqu’il s’implique activement dans l’entreprise du CEDORECK [1] à travers la revue scientifique Seksa Khmer, M. ANG Chouléan poursuit sa réflexion anthropologique sur la place du sacré en pays khmer. Il l’aborde cette fois-ci du point de vue de la communauté des hommes, et particulièrement rurale : rites de passages, relations entre les croyances premières animistes et les composantes adventices du sacré, qu’elles soient brahmanistes ou bouddhistes, etc.
Interviennent bientôt les Accords de paix de Paris et la réouverture du Cambodge. Le retour au pays est un exercice difficile parce que les conditions à la fois personnelles, politiques, et économiques le sont. Le retour de compétences de la diaspora cambodgienne et leur intégration réussie dans le Cambodge de la reconstruction est un exercice suffisamment rare pour mériter d’être souligné lorsqu’il arrive.
Trois volets vont permettre à M. ANG Chouléan de faire profiter le Cambodge de ses compétences. La recherche fondamentale est le premier. En contact direct et permanent avec le terrain, l’ethnologue est en mesure d’approfondir sa réflexion sur le sacré et ses différentes formes historiques. Enseignant à l’Université Royale des Beaux-Arts, il participe par ailleurs à cet exercice fondamental qu’est, pour les jeunes générations, la transmission d’un savoir universitaire aux normes internationales (francophone et anglophone) dans un khmer didactique.
Enfin, il participe avec M. VANN Molyvann, au sein de l’APSARA, à cette entreprise herculéenne qui est d’imposer, dans un Cambodge corrompu, une vision du patrimoine respectueuse de l’esprit des temples d’Angkor, légué par une tradition ancestrale en perdition.
Toujours actif au sein de l’APSARA, M. ANG Chouléan anime aujourd’hui, avec l’universitaire Mme Ashley THOMPSON, la seule revue universitaire trilingue (khmer – français – anglais) destinée aux Etudes khmères. Udaya en est à son troisième numéro et contribue à renouveler l’état du savoir sur la société cambodgienne. M. ANG Chouléan donnait récemment, lors d’un bref séjour parisien, une série de conférences au séminaire de M. Georges CONDOMINAS sur la perception de la mort au Cambodge.
Pour parachever ce portrait substantiel, il est possible de tirer du parcours de M. ANG Chouléan deux enseignements, au-delà de son caractère éminemment personnel. Le premier est d’ordre cognitif quand le second est d’ordre, si l’on peut dire, politique, mais au sens noble du terme.
Les recherches de M. ANG Chouléan nous invitent à lire le Cambodge non plus sous le prisme déformant de superstructures religieuses ou politiques importées de plus ou moins longue date (brahmanisme puis bouddhismes du monde indien, démocratisation du monde occidental) mais bien plutôt sous le signe de ses permanences de très longue durée que représentent précisément le monde surnaturel des Khmers.
Celui-ci joue encore à l’heure actuelle un rôle primordial dans les faits politiques aussi bien que sociaux. Il est impératif de prendre en compte cet élément culturel si l’on souhaite comprendre la société cambodgienne.
Enfin, le parcours de M. ANG Chouléan illustre la nécessité actuelle d’adapter un savoir massivement occidental en des termes compréhensibles par les nouvelles générations étudiantes de Phnom Penh.
Il est un fait que la connaissance scientifique du Cambodge et des pays voisins est archivée en un français compliqué ou un anglais universitaire. Permettre aux générations de demain de les comprendre grâce à des figures de passage comme M. ANG Chouléan est une action qu’il faut encourager pour la reconstruction culturelle du Cambodge.
[1] Le Centre de Documentation et de. Recherche sur la Civilisation Khmère a été créé en 1977 à Paris par M. NOUTH Narang. Est publiée en 1980 la revue Seksa Khmer. Parmi les rédacteurs, on comptait entre autres M. ANG Chouléan, M. Jacques NEPOTE et Mme POU Saveros.
Source : Journal CHATOMUKH, n° 143, Juin 2003