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Birmanie — Génération Z

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26.03.2009

RANGOUN (BIRMANIE) ENVOYÉE SPÉCIALE

young_burmese.jpgL’histoire ne leur a pas encore donné de nom. Juste une lettre : « Z ». Ils étrennent leurs 20 ans sur les bancs d’amoureux patinés du lac Inya, au coeur de Rangoun, ou le long des artères sèches et brûlantes de Mandalay, l’ex-capitale royale. Ils ont les visages mats et sobres de leurs pères, leurs carrures étroites. Elles ont le port de tête droit de leurs mères, leurs cambrures élastiques. La Birmanie est leur pays, la dictature, leur régime.

« Z » pour « génération Z ». Une étiquette qu’ils ne connaissent pas, n’emploient pas, mais que chercheurs et expatriés leurs ont attribuée. Une appellation en écho à celle qui désigne leurs parents : « génération 88 », pour l’année 1988, où la junte au pouvoir avait réprimé avec une violence inédite le mouvement étudiant qui la contestait. Une expression en forme d’énigme, qui résume à sa façon une jeunesse avant tout urbaine, dont les goûts et les ambitions, communs à d’autres régions d’Asie, se développent désormais en Birmanie.

Un étrange pays, la Birmanie. Replié sur lui-même depuis près de cinq décennies. Où, il y a quinze ans encore, un dîner après 20 heures était susceptible d’être interprété comme une tentative de réunion, passible d’arrestation. Où, il y a trois ans encore, les DVD étaient formellement interdits, comme les antennes satellite. Un pays où, aujourd’hui encore, les courriels sont lus et les puces de téléphones portables accessibles seulement au marché noir.

La génération Z a 20 ans et, sans grèves, sans manifestations – impossibles -, elle s’émancipe. A la façon de Min Thu, 22 ans, étudiant en économie, fils de petits commerçants de textile. Le premier de sa lignée à avoir définitivement rejeté le longyi, le vêtement traditionnel, une grande étoffe légère que les Birmans nouent autour de leur taille en guise de pantalon-jupe. Min Thu tient à tout : à son jean sombre comme à ses baskets. Malgré les 35 degrés ambiants. « Au début, mes parents se sont moqués de moi, ils pensaient que ça me passerait. »

Et puis non. Désormais, des dizaines de shopping malls permettent à sa classe d’âge de satisfaire ses envies. Des galeries commerciales qu’éclairent des néons blafards. Les vendeurs sont plus nombreux que les clients, les marques plus chères que sur les étals de rue. Mais, comme d’autres jeunesses du monde, la nouvelle génération birmane aime à s’y retrouver, même si elle n’a pas les moyens des prix affichés. Détonante, la mode est influencée par une déferlante de culture rap et hip-hop. Avec des stars, des concerts en plein air et des milliers de jeunes fans qui adulent leurs icônes en tenues de vidéo-clip. L’évolution reste sous contrôle : les chanteurs rap ou punk ont droit aux artifices qui leur siéent, mais la censure édulcore leurs refrains subversifs. La pop internationale est intégralement traduite et réinterprétée par des artistes birmans, Madonna et Céline Dion incluses.

Elle a 20 ans, la génération Z, et ça l’emballe cette nouvelle culture. Nay Mar, 23 ans, masseuse dans un spa soyeux de Rangoun pour 20 dollars par mois, aime Shakira et les Backstreet Boys. Grâce aux pourboires de ses clients – jusqu’à 300 dollars -, cette fille d’un militaire peu gradé a pu adopter le jean et les pantacourts. Elle rit : « Je renfile le longyi quand je me rends avec mes parents, le dimanche, à la Shwedagon la grande pagode de la ville. » Elle en connaît qui cachent leur jupe sous le longyi avant la boîte de nuit.

Elle a 20 ans, la génération Z, et elle s’affranchit, donc. Mais pudiquement, façon années 1960. Elle ne dénigre pas le bouddhisme. Habite toujours sans broncher chez ses parents jusqu’au mariage. Ils jasent, mais sans excès. La vie s’écoule alors, dans des appartements étriqués, derrière des façades noircies par le temps et l’humidité. On y grimpe après avoir secoué la clochette accrochée à une cordelette qui pend jusqu’au trottoir. Des grilles remplacent portes et fenêtres, laissées entrouvertes à cause de la chaleur. Et, comme chez Sanda Lwin, seuls le canapé du salon et un paravent séparent son lit de celui de son grand-père.

Elle a 20 ans, Sanda Lwin, tout rond. Elle flotte dans son jean neuf, soigne sa coupe courte de garçonne, ne se plaint pas. Elle rêve seulement d’ailleurs. « Parce qu’ici l’éducation ça ne vaut rien. » A l’université, où elle étudie les langues étrangères, comme dans toutes les facs, la bibliothèque est fermée. Les réunions sont déconseillées. Les enseignants doivent laisser la porte de la salle de classe ouverte pendant les cours. Comme tous les étudiants, potentiellement contestataires, Sanda Lwin n’a pas non plus le droit de flâner hors de Rangoun. Pour en sortir, il lui faut une autorisation du recteur.

Si elle veut avoir une chance de réussir ses examens, tous les après-midi, elle doit suivre des cours dans un institut privé. Pour pallier les insuffisances du public, la plupart des parents y ont recours, dès le lycée. La qualité de l’enseignement varie avec les prix. Sanda Lwin s’en désespère, car, malgré tout ses efforts, même pour elle, issue des classes moyennes supérieures, il n’y aura « pas d’emploi intéressant, rémunéré correctement ».

Alors oui, elle rêve. D’étranger. Comme l’immense majorité des jeunes Birmans qui ont désormais accès à la télévision et aux séries sud-coréennes. Internet y est pour beaucoup, même si de nombreux sites sont encore interdits. Ces cinq dernières années, les prix des passeports sont passés de plusieurs centaines de dollars à moins de 50. Une multitude d’agences d' »emplois pour l’étranger » aussi se sont développées, offrant enfin, à leur manière, le rêve en kit. Elles ont pignon sur rue et proposent des salaires jusqu’à dix fois supérieurs au revenu moyen en Birmanie – environ 40 dollars par mois. Les garçons partent sur des chantiers de construction, des pipelines, des navires, les filles comme comptables. Les destinations phares sont la Malaisie, Singapour, les Emirats arabes unis.

Malgré des frais de dossier prohibitifs (jusqu’à 1 800 dollars), des arnaques nombreuses, une crise économique qui tarit les offres, même les plus modestes veulent tenter leur chance. Reliques, buffles, acres de terre, certains n’hésitent pas à tout vendre pour s’échapper. Les jeunes issus des minorités ethniques, durement discriminées, s’inscrivent également en masse dans ces agences. Un nouveau marché, en somme, qui participe au désamorçage des frustrations. La junte y trouve son compte, dit-on souvent, le soir, dans les tea shops (maisons de thé). Politiquement comme financièrement : la manne financière rapportée serait, comme dans de nombreux pays d’Afrique, considérable.

Elle a 20 ans, la génération Z, mais, la plupart du temps, elle ne s’engage que pour quelques années, toute attachée qu’elle est malgré tout à son pays difficile. Les plus aisés s’en vont le temps des études, les autres afin d’accumuler un petit capital. Thu Maung, 24 ans, a passé deux ans en Malaisie, entre 2005 et 2007, cuisinier d’abord, au noir sur des chantiers ensuite. Il porte encore le longyi, mais il se raconte, chez lui, sous les posters de Marylin Manson et d’Eminem – qu’il adore : « Ça a été dur, mais, grâce à ça, ma mère, divorcée, peut louer un bus. Avec le prix payé par les passagers, elle récolte 10 dollars par jour. » Il avait été privé de passeport, après avoir quitté son premier employeur, qui ne le payait pas le salaire promis. C’est clandestinement, après neuf jours de marche dans la jungle, qu’il a pu regagner la Birmanie. Dès qu’il le pourra, pourtant, il repartira.

La génération Z a 20 ans et elle croit au changement par l’argent, pas par la politique. La plupart des jeunes n’ont pas participé aux manifestations des moines contre la vie chère, en novembre 2007. S’ils y sont allés, c’était plus en curieux qu’en militants. Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix, n’a pas non plus à leurs yeux l’aura que lui confère l’Occident. Ils respectent son histoire, mais contestent ses positions – jugées jusqu’au-boutistes -, dénigrent son influence. La principale opposante a passé plus de treize des vingt dernières années assignée à résidence : presque une inconnue, donc, pour eux. « Certains de mes amis pensent qu’elle est morte », raconte Min Thu, l’étudiant en économie.

Pas de politique, « le business », prône aussi Ni Ei, 29 ans, qui mène de front deux emplois. Solide regard noir, elle explique hardiment : « La démocratie, ce n’est pas ce dont on a besoin dans l’immédiat. » Un sujet de dispute avec son père. « Je lui dis : « Vos méthodes d’opposition politique radicales, ça ne donne rien. Ce qu’il faut, c’est que nous nous développions, c’est comme ça que le changement arrivera ! » » Les exilés l’agacent : « Ceux qui partent à l’étranger et y restent sont des égoïstes. Le combat, c’est ici qu’il faut le mener. »

Elle a 20 ans, la génération Z et, en 2010, la junte prévoit un événement qui pourrait presque la métamorphoser en « génération 2010 » : l’instauration du « multipartisme ». Mais, de même que les observateurs internationaux, elle doute. « Même avec la meilleure volonté, l’armée ne peut pas changer sa façon de fonctionner du jour au lendemain », déplore Maung Moe, 28 ans, employé d’une association. Encore plus désabusée, Sanda Lwin : « On travaille pour les suivants, nous, c’est déjà trop tard. »

Elle a 20 ans, la génération Z, et elle a aussi cette triste amertume que la vie réserve d’ordinaire à ceux que les années commencent à faner : l’impression que son tour est déjà passé.


Par Anaïs Favre

Source : www.lemonde.fr

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