Accueil Espace Bouddhiste Société Birmanie — La vie après Nargis

Birmanie — La vie après Nargis

83
0

18.03.2009

DELTA DE L’IRRAWADDY (BIRMANIE) ENVOYÉE SPÉCIALE

h_12_ill_1041218_myanmar.jpgL’eau respire, dans l’Irrawaddy. A sa façon, des milliers de fois par jour, des milliers de fois par nuit. Verte et opaque, elle frôle, d’abord, les talus de sable sombre et visqueux. Poussée par la marée et les risées, elle nargue ensuite les racines des arbres et les pontons en bambou. Elle hésite, finalement se retire au ras des villages et des huttes fragiles.

C’est la vie de delta. Presque une vie d’île, entourée de bras de mer et de courants. Des rizières posées sur des étroites bandes de terre, amarrées ici, comme des navires, face à la mer d’Andaman, sur la côte sud de Birmanie. Une existence qu’autrefois, il y a dix mois encore, la respiration de l’eau berçait. Où les rires des enfants au bain rassuraient. C’était jusqu’à la nuit du passage du typhon Nargis, le 2 mai 2008. Dans son sillage : 138 000 cadavres et disparus.

Dans ce cœur de delta, où Le Monde a pu se rendre bien que la presse occidentale soit interdite, l’eau qui respire n’a pas hésité, cette fois. Elle ne s’est arrêtée qu’au « sommet du tronc des palmiers », « à la limite du toit des maisons » en feuilles tressées. Les vagues étaient énormes, les bourrasques gigantesques. Le lendemain, l’eau est redescendue aussi vite qu’elle était montée. Mais c’était trop tard, la fin d’un paradis, selon les rescapés.

Dix mois après, le ciel est redevenu comme il a toujours été, opaque et laiteux. La chaleur aveuglante s’est réinstallée, épaisse et moite. Mais depuis dix mois, c’est la vie sous bâches, le bambou et le bois pour reconstruire sont « trop chers ». Des bâches de plastique bleues, blanches, orange parfois, aux logos des agences des Nations unies, sous lesquelles il faut cuisiner, dormir, éduquer.

La phase d’urgence est passée, c’est vrai. Les prédictions alarmistes ne se sont pas réalisées. Les cas de choléra ont été endigués. La récolte dévastée du delta, « bol de riz » du pays, a été compensée par celle, aussi exceptionnelle qu’inattendue, venue des autres régions de Birmanie. Et les autorités birmanes n’entravent plus l’activité des humanitaires, comme ce fut le cas les premières semaines, jusqu’à la mi-juin 2008.

Dans le vaste couloir que Nargis a parcouru, de l’extrême est du delta jusqu’à Rangoon, certaines régions ont récupéré plus vite que d’autres. Dans l’ancienne capitale, restent quelques toits éventrés, des troncs d’arbre décapités. Les matins bruyants ont repris, le quotidien avec lui. L’électricité fonctionnerait mieux qu’avant. S’il manque quelque chose, c’est surtout l’ombre rafraîchissante des grands parcs. Mais dans ces villages de milieu de delta, dans le dédale de canaux d’eau salée, il n’est presque plus rien de la vie d’avant. Les survivants sont les miraculés qui racontent avoir flotté, agrippés à un jerrican. Ceux dont la barque a réussi à monter avec le niveau de l’eau sans se renverser. Ceux dont les branches de palmiers auxquelles ils étaient accrochés n’ont pas été arrachées.

A Ywakanba, seuls six corps ont été retrouvés. Khin Win, (tous les noms de lieux et de personnes ont été modifiés) l’ancien du village, quinquagénaire depuis peu, le raconte de ses mains épaisses, en souriant – une manière birmane d’évoquer les souvenirs les plus douloureux. Pour ces six-là, ils ont appelé un moine, prié, puis les ont enterrés sur place. Presque un luxe. En bord de mer, à l’embouchure du delta, le courant charriait tous les jours des cadavres sur les plages, ont rapporté les habitants aux humanitaires. Le gouvernement birman est intervenu, ils ont été repoussés vers le large. Dans les grandes herbes, dans les reflux des courants, beaucoup de morts sont encore là, donc. Trahis par un crâne ou un ossement. Les bilans officiels sont critiqués. « Il y avait plein de journaliers venus en famille d’autres régions, explique Zaw Kyi, un jeune pêcheur de 20 ans, mais comme les fermiers sont morts avec eux et que l’on ne les connaissait pas, on ne les a pas déclarés. »

On ne meurt pas de faim, dans ces villages. Les cas de malnutrition sont marginaux. Une quinzaine d’ONG, dont les françaises Action contre la faim (ACF) ou le Groupe de recherche et d’échanges technologiques (GRET) distribuent des rations d’aide alimentaire. Mais il y a rarement des « curry », du poisson ou du poulet, pour accompagner le riz. Pour agrémenter les rations, ne reste que la pêche au crabe, le long des talus, à mains nues. Car il n’y a plus de bateaux, plus de filets. Un drame pour les pêcheurs. La plupart travaillaient comme journaliers. A Danikon, où 15 % du millier d’habitants sont morts, 110 des 150 embarcations ont disparu. Pour les filets, on a essayé de rafistoler les morceaux retrouvés un peu partout : en vain, rien de solide.

Mya Cho, 41 ans, épouse de pêcheur, son sixième et dernier enfant endormi dans les bras, la peau sèche et froissée comme du lin, un peigne vert pour tenir son chignon, détaille le prix de la licence à payer chaque année. Les faibles quantités rapportées. Le prix  » deux fois inférieur » à celui d’antan qu’on lui paye : « Les gens craignent que les poissons se soient nourris des cadavres. » Plus de buffles, plus de semences, plus d’outils non plus, pour de très nombreux fermiers du delta. Engloutis, eux aussi. Des 200 buffles de Danikon, seuls 30 ont survécu. Presque un privilège. Tin Soe, 55 ans, le chef du village, a une vingtaine d’acres de rizière, mais comme la plupart des autres fermiers rencontrés, il n’a pu, en décembre, obtenir qu’un tiers de ce qu’il récoltait d’ordinaire. La faute aussi à l’eau salée, qui s’est infiltrée. Dans certains endroits, les autorités birmanes ont distribué des petits tracteurs. Mais « ils étaient de mauvaise qualité et on n’a pas de mécaniciens sur place », expliquent les fermiers. Moins insensible au sort de ses ressortissants qu’on ne l’a cru, le gouvernement a également distribué des semences. Mais seulement aux grands fermiers, tard, et « de mauvaise qualité ». Ils ont préféré ne rien planter.

La frange noire bien peignée sur le côté, lunettes dorées sur le nez, sec jusqu’à la maigreur, un air de professeur, Tin Soe parle, résigné, de l’argent qu’il avait emprunté « comme chaque année » pour planter, du « taux du crédit qui a doublé », des dettes qu’il a contractées. Une spirale de « décapitalisation » qui, plus que la sécurité alimentaire, inquiète les ONG. Dans deux mois, il faudra replanter. La plupart des fermiers n’en ont pas les moyens. Certains bailleurs ont promis des fonds. Mais ils ne sont pas encore débloqués. Et s’ils arrivent après avril, l’année risque d’être à nouveau perdue.

En cette période de saison sèche, l’eau potable aussi fait défaut. Les grandes jarres de terre dans lesquelles l’eau de pluie avait été récoltée ont été détruites. Les étangs où, d’ordinaire, la plupart de villageois s’approvisionnaient ont été salinisés par les masses d’eaux charriées. Les ONG suppléent au mieux. Certains, pour la cuisine du moins, se sont résignés à l’eau de mer, peu salubre.

La vie a repris, malgré tout, depuis Nargis. Même si beaucoup confient ne plus en avoir eu vraiment envie les premiers temps. Une vie sans plus aucun enfant de moins de dix ans, à Kanyatsak, où plus de 75 % de la population est morte. Sans plus aucune sage-femme, rôle autrefois dévolu aux anciennes du village. De l’école, ne reste qu’une dalle de béton. Les collégiens vont désormais au village voisin. Les veufs se sont remariés à des veuves – pas toujours simple : 60 % des victimes sont des femmes. « On se connaissait d’avant, il m’a beaucoup aidée, je le respecte », raconte pudiquement la menue Lwin Hay, 44 ans. Ils ont sept enfants à eux deux, dorment à neuf dans une cahute branlante, recouverte de bâches de plastique.

Certains petits réconforts ont surgi. Une école reconstruite par-ci – il en manque encore 3 000 – un nouvel enfant par-là. Thandar Ma, 36 ans, forte silhouette brune, à laquelle le bétel mâché fait comme du rouge à lèvres, est désormais enceinte. Elle avait perdu deux de ses filles dans le typhon, dont la dernière qu’elle allaitait. Et c’est une fille, justement, qu’elle attend. « Je ne pleure plus, depuis. »

« Un an », « deux ans », « six ans », disent, selon leur optimisme, les chefs de village, quand ils évaluent le temps qu’il faudra pour retrouver un semblant de la vie d’antan. Les espoirs reposent surtout sur la récolte de riz annuelle. Celle qui sera bonne si les offrandes multipliées, aux moines, aux pagodes et à Bouddha, portent bien leurs fruits. Si l’aide humanitaire trouve les fonds nécessaires : le gouvernement n’intervient plus, pour lui, la situation est « revenue à la normale ».

Après, il ne restera plus que cette peur. Une angoisse, pour mieux dire, profonde, constante, de l’eau. Celle qui incite à réclamer des mini-radios pour écouter la météo. Celle qui fait pleurer les bambins dès que les parents s’éloignent, à la rivière comme aux bois. Celle qui empêche toujours de dormir apaisé. Celle qui pousse les mères à réclamer des grands seaux en plastique, au cas où, pour les enfants, afin qu’ils flottent, cette fois. Celle qui fait qu’on sait que l’eau respire. Et que plus jamais, on ne l’oublie.


Par Anaïs Favre

Source : www.lemonde.fr

Previous articleJacques Brosse — Écologie, Bouddhisme et Christianisme
Next articleLe Cambodge demande à l’ONU d’inscrire un temple de 1400 ans au patrimoine mondial