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Interview — François Bizot : «Regarder le bourreau en face»

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20.01.2009

Interview – François Bizot, prisonnier au début des années 70 des Khmers rouges, a été libéré après plusieurs mois de détention, grâce à «Douch», qui deviendra le chef du centre de tortures de Tuol Sleng, à Phnom Penh.

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Au début des années 70, un chercheur français passionné de civilisation khmère est fait prisonnier par des maquisards au Cambodge, ceux qu’on appellera bientôt les Khmers rouges. Après plusieurs mois de détention au cœur de la forêt tropicale, il est miraculeusement libéré, grâce à l’intervention d’un jeune Cambodgien marxiste et idéaliste, Douch, devenu plus tard le chef du centre de tortures de Tuol Sleng, à Phnom Penh. François Bizot a raconté cet épisode dans un livre passionnant et émouvant, le Portail (éditions La Table ronde, 2000). Cet homme de 67 ans, qui a revu Douch dans une cellule du tribunal spécial chargé de juger les responsables khmers rouges à Phnom Penh, n’a cessé depuis de s’interroger sur les raisons qui ont poussé son ancien geôlier à commettre l’indicible.

Vous avez été détenu par les Khmers rouges au début des années 70, avant le génocide, et libéré grâce à Douch, devenu par la suite le chef du centre de tortures de Tuol Sleng, à Phnom Penh. Que pensez-vous de la proposition de Nicolas Sarkozy sur la transmission de la mémoire de la Shoah aux écoliers français ?

La Shoah pose un problème de fond dont on ne se remettra jamais, selon moi. Ce qui fait problème, ce n’est pas seulement la mort des Juifs, c’est le fait que ce crime ait été commis par des nazis. Derrière cette industrialisation diabolique se trouvent des Allemands ; le contraire de barbares, des gens comme nous, les plus proches de nous sans doute en Europe. Dans cette proximité, leur crime nous frôle, nous touche et devient possiblement le nôtre. Pour répondre à cette tragédie, il serait sans doute plus juste que chaque élève de CM2 fut associé aussi au nom d’un jeune futur nazi, qu’on lui explique qu’il était comme les autres enfants à son âge, avec la même innocence, puis qu’il est devenu un criminel. Sous-entendu : que cette capacité à faire le mal réside en chacun de nous. Il suffirait peut-être de lui dire pour tuer dans l’œuf les prémices d’une autre Shoah. L’homme moderne vient au monde potentiellement capable du pire. Il faut se méfier de soi et des dysfonctionnements de notre propre nature.

Vous n’êtes donc pas convaincu par cette proposition.

Quel est l’objectif recherché ? Veut-on que l’élève de CM2 éprouve de l’amour pour cet enfant tué ou qu’il ait en horreur cette mort ? Je crains que toute son attention se focalise sur ceux qui l’ont tué : «Comment est-ce possible que ces gens aient été amenés à tuer cet enfant ?», va-t-il se demander. Il serait intéressant, selon moi, de glisser dans son esprit d’enfant que personne n’est exempt du pire et qu’il faut être lucide sur soi-même, extrêmement vigilant.

Vous dites : «On ne naît pas nazi».

Penser qu’on puisse naître ainsi serait la pire des erreurs, le pire des racismes. L’imaginer, c’est courir à notre perte, car c’est penser que nous sommes protégés de tous les salauds. Mais à partir du moment où on inverse la proposition et qu’on se dit qu’on est peut-être soi-même un salaud, on peut agir en amont. L’humanisme nous a inculqué l’idée de pleurer pour les victimes, c’est un véritable progrès. Cela sert à nous rendre bon, mais c’est aussi un piège : parce qu’on pleure sur les victimes, on serait quelqu’un de bien ? C’est trop facile. On ne parle jamais du bourreau. On nous apprend à souffrir pour les victimes, mais on déshumanise le bourreau pour qu’on ne s’y reconnaisse pas. Comme si ce n’était personne.

Un monstre en dehors de l’humanité, en somme.

Oui, et ce faisant, on imite la démarche du bourreau, qui déshumanise la victime. En réhabilitant l’homme dans le bourreau, on ne le banalise pas, on ne le déculpabilise pas, mais on comprend qu’il faut être extrêmement vigilant vis-à-vis de nous-mêmes. Cela n’arrive pas qu’aux autres.

Ces propos risquent de heurter la sensibilité des victimes.

Mon cas est très particulier, j’en ai tout à fait conscience, puisque j’ai revu mon «bourreau», Douch, qui est désormais en prison en attente de jugement. Au début des années 70, il m’a épargné et j’ai pu parler longuement avec lui quand j’ai été son prisonnier. Il avait reçu l’ordre de me tuer, mais j’en ai finalement réchappé. A cette époque, Douch n’était pas si monstrueux que cela. Il était jeune, il allait se marier, il avait toute sa dimension d’homme et un engagement de révolutionnaire, une générosité idéologique qui, l’histoire l’a montré, tourne toujours court. En tout état de cause, il n’est pas réductible à une bête qui frappe. Je me souviens de tout cela aujourd’hui, je n’ai rien oublié. Je sais aussi qu’à Tuol Sleng, des Khmers rouges ont tué d’autres Khmers rouges, considérés du jour au lendemain comme des ennemis du peuple. On a donc assisté à une sorte d’aller-retour, le bourreau devenant à son tour une victime, et celui qui est frappé devenant celui qui frappe. C’est une réalité très difficile à accepter.

Vous êtes-vous dit, un jour, que vous auriez pu vous-même passer de l’autre côté?

Je ne me le suis pas dit de cette manière-là. Mais Douch m’a montré sa jeunesse et sa fraîcheur, ses éclats de rire durant nos discussions, et en même temps ses silences et le côté sombre de celui qui devait exécuter un prisonnier. Quand on sent parfois la haine en soi, la colère, le désir de vengeance, on comprend alors, si le contexte s’y prête, que l’homme peut tuer. La vie collective, les amis, la société, la famille sont autant de freins. Mais quand ils ne sont plus là, et quand on est sûr d’être impuni, tout devient possible.Comment éviter d’autres massacres ?On se penche sans cesse sur les victimes, mais sans grand résultat en terme de prévention. On devrait faire naître en chacun de nous l’idée que nous ne sommes pas Satan, ni Dieu, et que, entre l’un et l’autre, il y a des potentialités terribles. A mes yeux, il n’y a pas de différence de nature entre les bourreaux et les victimes. Dire qu’il y aurait des bons et des méchants, comme on nous l’a enseigné à l’école, quelle connerie ! D’ailleurs, un tel discours permet de justifier les grands crimes : les bons tuent les méchants ! Après la guerre d’Algérie, l’opinion a été effarée par la découverte des exactions commises non pas par les légionnaires ou les soldats de métier, mais par des petits gars de la campagne. Mais c’est l’inverse qui aurait dû les surprendre ! Les appelés n’étaient pas préparés à vivre ce qu’ils ont vécu. Les professionnels sont au contraire mieux armés parce qu’ils ont été formés, ils sont aguerris.

Un travail de mémoire peut-il prévenir la barbarie?

En tout cas, je crois profondément que la culture n’est pas une barrière. Parfois, je me dis que l’humanité est peut-être une erreur scientifique. L’homme moderne porte en lui tant de contraires : la désespérance, une vie qui se termine en queue de poisson la plupart du temps, des rêves pour lequels il est prêt à tuer.

Quel regard les Cambodgiens portent-ils sur leur pays? Parlent-ils beaucoup de la période des Khmers rouges?

Ils n’arrêtent pas d’en parler. Le Cambodge est un pays de survivants, et les survivants ne parlent que de leurs morts, ils vivent avec leurs morts. La structure de vie intérieure des Cambodgiens est brisée, l’alcool fait des ravages dans les campagnes. Le pays ne s’est pas relevé. Même le bouddhisme a changé de nature : il a été importé de Thaïlande. La transmission des savoirs a été brisée par les Khmers rouges. Il faudra plusieurs décennies pour que les nouvelles générations s’en remettent. Mais les procès entamés devant le tribunal spécial n’ont pas tellement d’importance pour les gens. Seuls les Khmers «occidentalisés», qui lisent l’anglais et le français, peuvent voir dans ces procès une réhabilitation des victimes, de leurs souffrances, et une punition légitime et attendue des coupables qui ont foutu ce merveilleux pays en l’air pour que cela aille mieux ! Le paysan khmer, lui, est totalement étranger à ce processus. En attendant, les victimes vivent avec un sentiment de culpabilité parce que personne ne s’occupe d’elles. Les gens, l’administration, les regardent avec mépris.

Apparemment, le tribunal a du mal à trouver des témoins. Les Cambodgiens ont-ils peur?

Il faut reconnaître que peu de gens portent plainte. Beaucoup sont morts et certains craignent des représailles. Mais leurs craintes ne m’étonnent pas, vu ce qu’ils ont vécu. Plus simplement, ils n’ont peut-être pas envie d’aller à Phnom Penh. Pour dormir où ? Et il faut déposer en public. C’est l’inconnu, quelque chose d’effrayant pour la plupart des gens. Qui veut réellement juger les Khmers rouges? La diaspora des Khmers, aux États-Unis ou en France, est plus à même de nourrir ce désir profond d’un jugement. Cela dit, j’ai l’impression que c’est un truc à nous : l’Occident, les Nations unies, mais aussi des groupes de victimes. J’ai appelé ces procès de mes voeux mais je ne pensais pas que cela se ferait, tant les obstacles me paraissaient insurmontables au Cambodge. Comme hier au Rwanda et dans l’ex-Yougoslavie, on juge des crimes contre l’humanité. Dès lors, ce n’est plus au nom des victimes effectives de ce crime que les responsables sont jugés, mais au nom de toutes les victimes potentielles. C’est un crime contre nous-mêmes. C’est pourquoi il faut porter une attention si particulière au bourreau, parce qu’il a tué l’homme dans sa globalité. Un individu comme Douch a été un monstre et en même temps, comme je l’ai souligné, un homme. Ce pourrait être une leçon extraordinaire pour nous tous. A travers lui, en réhabilitant son humanité, on peut prendre la mesure de toute son abomination. Son procès peut aussi nous aider à comprendre ce que nous sommes. Punir et venger, cela fait sens, notamment pour les victimes. Mais cela me paraît presque secondaire par rapport à l’enjeu que je viens d’évoquer.

Qui est à même de juger ceux qui ont commis des crimes contre l’humanité ?

D’une certaine manière, je crois que l’humanité peut avoir un regard beaucoup plus lucide que les victimes elles-mêmes et que les gens du pays où le crime a été perpétré. En effet, il faudrait parvenir à faire abstraction du discours des victimes sur leur souffrance et oser chercher à comprendre ce qui s’est passé dans la tête du bourreau. Cette démarche est sans aucun doute insupportable pour les victimes, je le conçois. Mais il ne s’agit pas – j’insiste sur ce point – de minimiser leur calvaire, ni de pardonner ou d’absoudre le criminel. Mais si on y parvient, on s’apercevra – je le crains – que le bourreau fonctionne comme tout le monde. Et une fois qu’on aura admis cela, je pense qu’on pourra réellement prévenir d’autres crimes de masse. N’oubliez pas que l’homme vient au monde avec les yeux fermés. La réalité effraie, elle nous est insupportable. C’est pour cela qu’on a inventé la vérité. Il y a tellement de vérités qu’on arrive toujours à s’arranger.

Parviendra-t-on à comprendre un jour le mal absolu ?

Je ne nourris pas beaucoup d’espoir dans ce domaine. Mais dans cette désespérance ontologique, nous pouvons peut-être avoir au moins le bonheur de vivre. Ce qui s’oppose à ce bonheur, je crois, c’est le projet et le souvenir. L’homme moderne se retourne sans cesse sur lui-même, de même qu’il entre dans des perspectives de bien-être et de progrès. Résultat, il n’y a pas de place pour le présent, pour cet interstice où l’homme peut être heureux. C’est quand on est rassasié que les ennuis commencent. L’homme s’ennuie, il a besoin de s’inventer tout un tas de choses.

Y a-t-il, de votre point de vue, un nécessaire devoir de mémoire ?

Oui, mais pourquoi doit-on invoquer un devoir de mémoire pour le malheur uniquement ? S’il s’accompagne d’une réflexion, il serait plus utile. C’est pourquoi je préconiserais de montrer à nos écoliers une photo d’un jeune de 14 ou 15 ans en uniforme de nazi. Mes propos peuvent apparaître comme une provocation aux yeux de certains, mais quand ce gamin a revêtu cet uniforme, il ne savait pas. Quand la guerre d’Algérie a éclaté, j’étais géomètre. Suite à des discussions avec des copains, j’ai décidé d’y passer mon service militaire. Pour faire comme les copains, en quelque sorte.

Vous avez revu Douch, et vous souhaitez le revoir. Pourquoi ?

J’aimerais qu’il parle, qu’il sorte des choses de lui-même. Il a participé et commis l’indicible, l’inimaginable. Comment ressent-il cela ? Quand je l’ai vu, j’ai dû faire un effort sur moi-même : on est vraiment en face de quelqu’un de tout à fait normal. Il arbore un bon sourire, on a envie de lui serrer naturellement la main. Des mains qui ont causé tant de souffrances. Il n’est plus bourreau désormais, mais prisonnier du tribunal. Si une cordialité s’installe entre nous, il peut peut-être se laisser aller à évoquer face à moi son ressenti. Mais va-t-il oser porter un regard sur lui-même ? A-t-il honte ? Une chose est sûre : Douch a fait en sorte que je sois libéré parce qu’il ne croyait pas en ma culpabilité. Et il me voit aujourd’hui comme quelqu’un qui le rattache à une autre partie de lui-même, comme une autre vérité de lui-même.

Un autre responsable khmer rouge, Nong Chea, a affirmé récemment qu’il ne regrettait rien. Quelle est votre réaction ?

Nong Chea a été le patron de la sécurité, le patron de Douch pendant des années. Il est le diable dans cette affaire, beaucoup plus, même, que Pol Pot (décédé en 1998). Mais j’estime, paradoxalement, que ce serait trop facile, et même dégueulasse, qu’un homme pareil exprime des regrets après tout ce qu’il a fait.

Ne craignez-vous pas de servir d’alibi à Douch ?

Je ne le crois pas, car Douch a répété à plusieurs reprises que c’était Pol Pot qui m’avait fait libérer. Dit-il cela pour démontrer qu’il n’avait pas le pouvoir de me tuer ou de me libérer ? Peut-être. C’est vraiment un drôle de type. Sa culpabilité est acquise, l’enjeu de la procédure judiciaire est ailleurs. Le procès des Khmers rouges à Phnom Penh doit servir à tous les hommes, et pas seulement aux Khmers. C’est pourquoi il doit être réellement exemplaire. Il doit être l’occasion de regarder le bourreau en face, en se détachant du carcan de la souffrance de la victime qui nous voile l’abomination. J’en reviens à mon propos initial : la seule façon de voir le bourreau, c’est paradoxalement de l’humaniser.


Propos recueilli par THOMAS HOFNUNG

Source : www.liberation.fr

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