16-01-2009
De ses longues mains effilées, Yiey Yah appose avec la plus grande attention une fine bougie à son bay sy. L’offrande formée sur la base d’un tronçon de jeune bananier, agrémenté de couleurs vives, arbore maintenant sa forme finale, concluant une longue matinée de préparatifs pour la cérémonie à venir. Ajustant son krama sur sa chevelure argentée, la petite silhouette s’agite entre les maisons, tenant avec précaution ce précieux tribut à déposer au plus vite dans l’abri dressé pour l’occasion. La fraîcheur de l’aube s’estompe : « On n’est pas en avance ce matin, si ça continue on va finir par abandonner les offrandes à la rizière au milieu de la nuit ! », bougonne la gracieuse grand-mère de 80 ans, une habituée des cérémonies de possession qui visent à remercier de la guérison d’un malade.
« On m’invite souvent car j’aime bien m’en occuper et je sais préparer les offrandes. Et puis, on s’y amuse tellement ! » A force de s’imaginer que l’islam ne cohabite pas, de par le monde, avec des pratiques cultuelles aux visées plus pragmatiques que le dogme, on pourrait être surpris de découvrir chez les Chams des cérémonies de possession… Lesquelles n’ont sans doute jamais été aussi nombreuses qu’aujourd’hui. L’habitude de ces événements répétés tout au long de l’année n’empêche pas un plus grand étonnement : l’incongru bay si ?! Une offrande qui, si elle n’a habituellement pas sa place dans les cérémonies d’appels aux esprits chams, est bien typique des possessions et autres rituels khmers. Comment ce bay sy-là, préparé par des petites mains chames, peut-il se retrouver au cœur d’un rituel visant à remercier la guérison… d’un Cham ?
Yiey Yah n’a pas vraiment de réponse. Mais de sa belle main blanche, elle pointe le reste de l’assemblée : la majorité des familles de ce tout petit village cham de la province de Kandal est venue saluer l’arrivée progressive d’une vingtaine de médiums chams originaires de différents villages, parfois très éloignés. L’orchestre est déjà installé, rassemblant les instruments traditionnels de l’arak (possession) khmer, les musiciens n’étant eux-mêmes pas du tout chams. Finalement, l’homme du jour, San Van, 46 ans, sort de chez lui : gravement malade depuis trois ans, c’est lui qui organise cette cérémonie, invite les médiums à entrer dans la danse, l’orchestre à les emporter au son de leurs instruments et la famille élargie, à récolter les bénéfices d’un tel événement.
« Je ne sais pas trop ce qui s’est passé mais je n’étais jamais bien, toujours un peu faible, puis franchement mal. On avait tout essayé mais rien n’y faisait. Alors on a fait venir un médium de la famille très réputé qui a pu trouver la source du problème. » Diagnostic de ce kru : San Van est malade parce qu’il refuse inconsciemment la présence d’un esprit ancestral – voire royal – dans son corps. Voilà qui est somme toute banal. Mais que le corps cham de ce futur médium accueille un esprit khmer, voilà déjà plus original !
Le profil de San Van est le même que celui de la vingtaine de médiums aujourd’hui invités, dont Yiey Yah fait justement partie. Tous sont chams mais cohabitent au quotidien avec un esprit khmer les habitant. La révélation se fait souvent violente, mais la guérison peut être rapide. Une fois le diagnostic établi, un remède est proposé : le malade doit promettre à l’esprit qui l’habite une fête digne de son rang en remerciement de la guérison prochaine.
Pour reprendre le cas de San Van, l’esprit semblait d’accord puisque aussitôt le riziculteur a repris des forces. Il s’est alors empressé de réunir le minimum pour une festivité de ce genre, 150 dollars, une dépense qui, malgré les faibles moyens de sa famille, apparaît essentielle à leur prospérité future. « Cela ne me serait même pas venu à l’idée de ne pas tenir ma promesse. Ou alors il m’aurait été impossible de continuer à travailler : par exemple, le jour prévu pour aller acheter une vache, je serais incapable de me lever, ou bien je parviendrais à acheter deux vaches mais l’une d’elles mourrait une fois rentré à la maison. Ou, dans le pire des cas… Je n’ose même pas imaginer ce qui aurait pu m’arriver ! »
Yiey Yah ponctue de son petit rire tintant : « De toute façon, on le fait seulement une fois guéri… Cela permet d’avoir une garantie » ! En spécialiste de l’évènement, elle s’applique à vérifier l’agencement de ces offrandes auxquelles peu de Chams sont habitués : les bay si, les figurines de terre représentant la famille touchée par la maladie, le poulet écartelé en croix – un habitué de ces rites d’exorcisme -, les petits filets de coton blanc, qui seront à la fin noués aux poignets des invités, lesquels repartiront ainsi protégés. Clignant des yeux dans la fumée de l’encens, elle précise : « Si on ne sait pas préparer la cérémonie correctement, l’esprit vient nous insulter. Ma mère aussi se mettait dans des états impossibles si rien n’était prêt ». Sans trop savoir si c’était alors, chez cette femme également médium, l’esprit ou la mère qui hurlait.
« C’est une obligation de rendre hommage au maître des lieux, au maître de la terre et des eaux ». Un principe qui préside habituellement aux cérémonies khmères, tantôt rendues aux Neak Ta – les génies du sol d’un village -, aux victimes de la malemort, rôdant aux alentours de la maison, ou au Kron Pali, le naga soutenant la terre.
San Van se fait une idée assez claire des anciens « maîtres des lieux », justifiant sa prise de possession : « A l’origine, on vient d’un village un peu plus bas, vers la route. Mais on s’était tous dispersés pendant la guerre. En 1979, on avait encore trop peur d’y revenir. On a préféré s’installer un peu plus loin, ici même, puisque notre village était vide, abandonné. Avant il n’y avait jamais eu de Chams sur ces terres, que des Khmers. Mais comme eux aussi sont tous morts ou partis, on a décidé de poser nos valises là. Le Neak Ta khmer doit toujours y être… C’est pourquoi il fallait organiser un arak khmer. »
La souplesse du poignet suivant les rythmes accélérés de la musique, l’esprit de Yiey Yah est revenu dans son corps : il s’agit de Neang So Champa – « la jeune fille blanche du Champa ». Un esprit qui malgré son nom n’aurait rien, d’après la possédée, d’un esprit cham. Tout comme les autres médiums présents aujourd’hui, Yiey Yah n’est d’ailleurs jamais invitée à participer aux cérémonies de possession chames. Il n’y a que des jours comme aujourd’hui que Neang So Champa se manifeste, sans que son histoire soit vraiment connue, comme c’est souvent le cas pour une majorité d’esprits dont on ignore tout ou presque. L’origine même de ces personnages – chams ou khmers – restant souvent indéterminée, n’étant éclairée que par les détails du rituel.
Alors que San Van et sa petite famille concluent la cérémonie sous les éclats de rires et les éclaboussures des seaux d’eau purificateurs, Yiey Yah veille à ce qu’au loin, aux confins du village et de ses étendues de rizières séchées, soient abandonnées les figurines de glaise garantissant que les esprits mal intentionnés ne reviendront pas. Quant au mystère de leur origine, khmère ou non, Yiey Yah glisse, dans un petit clin d’œil au bouddhisme khmer : « Peut-être qu’on était khmers dans une autre vie » !
Pour aller plus loin
– Ang C., Les êtres surnaturels dans la religion populaire khmère (Paris, 1986, Cedoreck)
– Porée-Maspéro E., Notes sur les particularités du culte chez les Cambodgiens (1951, Befeo XLIV 619-41)
– Stock E., à paraître : Parce que Champa et Cambodge ne faisaient qu’un… Lorsque les esprits s’emmêlent pour tisser la trame d’une histoire passée sur le métier d’une ‘intégration’ présente (Phnom Penh, Udaya)
Par Emiko Stock
Source : ka-set.info