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Les Algériennes, la lutte – partie 4 : Elargissement, poursuite et succès de la lutte

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LES ALGERIENNES – LA LUTTE

3 – Les composantes du mouvement de lutte


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Retrouvez l’ensemble de ce dossier

I. – LES PRÉMISSES : L’ÉMERGENCE D’UN MOUVEMENT DE FEMMES NON ORGANISÉES 1 – La création de commission de femmes travailleuses à l’université
2 – La réaction des femmes contre l’interdiction de sortie du territoire; le collectif femmes de l’université
3 – L’autonomie des femmes face aux groupements d’opposition
II. – LA LUTTE CONTRE LE CODE DE LA FAMILLE 1 – Le constat de carence de l’UNFA
2 – Le collectif des femmes et les manifestations de femmes contre le projet de code
3 – Les composantes du mouvement de lutte
4 – Elargissement, poursuite et succès de la lutte

Les Algériennes, la lutte – partie 1
Les Algériennes, la lutte – partie 2
Les Algériennes, la lutte – partie 3
Les Algériennes, la lutte – partie 4


On l’a vu, les premières initiatives ont été prises par des groupes de femmes farouchement contre le texte et qui ont osé se rassembler, faire signer des pétitions, descendre dans la rue et s’attaquer aux institutions en place 28. Ces femmes ne voulaient pas entendre parler d’amendement au projet de code : elles le rejetaient en bloc, tant sur le fond qui ne leur paraissait pas négociable que sur la forme parce qu’il avait été décidé à leur place, sans même les considérer parties prenantes du débat.

Elles refusaient de même le principe d’un contre-texte, arguant que c’était reproduire – le pouvoir en moins – le même schéma que celui de l’ANP.

 » On ne partait pas dans des débats fumeux du genre de ceux qu’on peut avoir en discutant de la condition de la femme… c’était tout de suite des propositions concrètes d’action. On disait : on part du préalable que notre condition, on ne l’accepte pas. À des degrés près, on vit toutes les mêmes problèmes, c’est dégueulasse… on ne va pas disserter là-dessus… Ce texte veut faire en sorte que cette condition-là soit légalisée… Il est hors de question de l’accepter… On se bat. Maintenant on discute de comment on se bat. » 29 (Un membre du Collectif).

Ces femmes – porteuses d’un projet politique de gauche – étaient unies à de nombreuses autres femmes spontanément mobilisées contre ce code et pour qui l’idée de vivre en Algérie sous la férule d’un tel code leur paraissait insoutenable. Les intellectuelles, les étudiantes ont été peu représentées dans ce mouvement, l’essentiel des forces venait des femmes de 30/40 ans qui avaient déjà milité à l’Université à la fin des années soixante.

Ces femmes n’avaient pas eu l’occasion en tant que femmes de porter leurs problèmes dans les différentes instances qui les avaient toujours subordonnées au préalable de la lutte des classes – comme au nationalisme – et qui refusaient, ici, d’être impliquées dans des actions politiques qu’elles ne maîtrisaient pas.

« Nous sommes celles – dit l’une d’elles – qui ont aujourd’hui trente-cinq ans et qui sont le produit d’un imaginaire social qui a été façonné autour d’une idée de l’Algérie très élevée… Les traditions de lutte, politiques, dans les familles, s’inscrivaient dans notre enfance. Et elle poursuit :  » Ça pose un gros problème, la faible participation des étudiantes ou des filles plus jeunes que nous… Il y a quelques années quand on mariait des filles de la fac à un mec installé, ça créait des conflits dans les familles, il fallait gueuler, il y avait des résistances, des filles foutaient le camp. Maintenant, souvent tu entends des filles qui d’elles-mêmes déguisent d’amour des mariages qui conviennent parfaitement aux stratégies matrimoniales de la famille. Je crois que les formes de l’enseignement – cette façon dont les filles ont évolué dans un monde unidimensionnel – avec moins d’ouverture, moins de tradition de lutte, avec un devenir tout tracé, celui de la promotion sociale – peut expliquer cela.

De plus tout est fait dans l’idéologie dominante, dans le discours pour faire des filles scolarisées des mères et des épouses qualifiées, sur lesquelles l’Etat va se décharger de la faillite du système scolaire… et du système en général. Ce qui est sûr aussi c’est que nous ne sommes pas un exemple de réussite du point de vue de l’idéologie dominante… les femmes qui travaillent le font dans conditions très difficiles… c’est un déni de soi à limite. La seule chose qui nous justifie… C’est quoi ? Je n’en sais rien… Qu’est-ce qu’on a à proposer à ces filles-là ? On avait dit : on refusera le mariage organisé par les familles parce qu’on fera un autre type de mariage… nos grands copains, les militants d’il y a dix/quinze sont devenus petit à petit des cadres… des types avec qui il a fallu opérer une rupture à un moment donné »…

Les femmes travailleuses donc furent la base des militantes contre le code de la famille, puis avec la radicalisation du mouvement, d’autres femmes entrèrent en action. D’abord, on l’a vu – quelques individualités – avocates et anciennes combattantes. Cette arrivée des anciennes combattantes correspondait d’une certaine manière au désir d’élargir la lutte et d’éviter son essoufflement. Et, s’il est possible que la participation de certaines se soit voulue de canalisation de cette lutte, nombre d’entre elles, nombre d’entre elle, par ailleurs, se sentaient concernées par la lutte que des femmes, plus jeunes qu’elles, avaient entreprise.30 Quoi qu’il en soit, c’est avec leur participation à la deuxième manifestation devant l’APN et plus encore après la manifestation devant la grande poste que l’équilibre interne au sein du mouvement a basculé en faveur des femmes qui étaient favorables au principe de l’amendement du code31.
Parallèlement, le débat devenait plus largement public32.

Ces anciennes combattantes, anciennes prisonnières, anciennes condamnées à mort représentaient une légitimité historique indéniable – surtout en période de commémoration du vingtième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie – et leur rentrée dans la lutte fut décisive pour le succès du mouvement. Mais, elles ne représentaient pas un groupe homogène, pas plus que les femmes travailleuses, pas plus que les femmes en général. Néanmoins la majorité d’entre elles se sont retrouvées sur des positions moins radicales que les femmes du collectif.

L’une d’elles – ancienne condamnée à mort – précise que « leur souci est de ne jamais planer dans les airs à la recherche d’un absolu qu’on ne peut pas atteindre… surtout quand on sait qu’on ne l’aura pas. Il est donc nécessaire de voir les choses comme elles sont, y compris par exemple qu’il existe des femmes qui sont pour la polygamie. »Elle estime d’autre part que  » s’il y avait eu un référendum sur le texte: 95 % des hommes et disons 75 % des femmes auraient été pour le vote du code. »

Par ailleurs, certaines d’entre elles étaient avocates, ce qui leur conférait un poids très important au niveau de la discussion juridique du projet de loi, d’autres enfin étaient suffisamment proches du pouvoir pour que leur voix soient entendues de manière efficace.

Voici la perception qu’une femme du Collectif avait de leur participation à la lutte : « Les anciennes moudjahiddates ont sans doute un problème général par rapport au pouvoir… Elles ont été les compagnons de lutte de certains membres du pouvoir. Certaines nous racontaient comment elles ont mangé avec X en telle année… comment à Tunis, elles ont vu machin, etc., ce qui fait que la rupture est toujours délicate. Certaines qui rechignaient nous disaient : « non, ce n’est pas correct d’agir ainsi… il vaut mieux aller discuter avec eux… on a la possibilité d’être reçues…Travaillons aux amendements ». Quand elles ont des injures à l’égard du pouvoir, elles n’y mettent pas du tout le même contenu que le simple citoyen… C’est toujours teinté d’une sorte d’affectivité, soit qu’elles ont combattu à leurs côtés, soit qu’elles les connaissent personnellement. Ceci dit, je pense qu’elles sentaient bien que manifester – comme elles l’ont fait – c’était engager la lutte contre le pouvoir… Elles ont franchi un pas et que ça a dû leur poser des problèmes à un niveau personnel et d’une manière globale. Lorsqu’elles ont posé le mot d’ordre : «Non à la trahison des idéaux du 1er novembre », c’était clairement pour leur dire : «Vous n’êtes plus les garants de ces idéaux. »

En tout état de cause, ces femmes incarnaient une légitimité historique, une légitimité de compétence, une légitimité politique33. Nombre d’entre elles d’ailleurs ont refusé de s’engager plus avant. Ainsi, par exemple, Mme Bitat, après la manifestation du 16 novembre a été contactée à trois reprises par certaines: « A la troisième fois, elle nous a fait dire que ce n’était pas la peine qu’on revienne… l’embêter. Bon . Junqua34 a repris ça à sa manière dans le Monde, mais c’est archi-faux ce qu’il a écrit. C’est vrai qu’elles sont venues au rassemblement, mais elles n’ont absolument pas la paternité du mouvement. Après elles ont refusé de travailler parce qu’elles ont vu que ça allait trop loin, que ça dépassait ce qu’elles voulaient. »

4 – Elargissement, poursuite et succès de la lutte

Alors que les femmes-cadres – avocates, anciennes moudjahiddates – qui avaient été reçues à l’UNFA avaient déclaré que  » dans leur majorité, elles avaient fait l’expérience de l’UNFA et qu’elles seraient prêtes à participer à un débat à ce sujet » et avaient donc renforcé le clan des femmes favorables aux amendements, les femmes du Collectif et celles qui étaient pour le rejet complet du texte se sont à nouveau réunies le 22 novembre. Elles ont appelé à un troisième rassemblement devant l’APN pour demander le rejet pur et simple du projet.

Entre temps, l’AG du 19 novembre avait définitivement clivé les deux groupes :
– celui favorable à l’élaboration d’amendements (UNFA/UNJA – FTEC, ordre des avocats d’Alger, commission de coordination du boulevard Amirouche)
– celui qui veut continuer la lutte contre le vote de ce texte et refuse le vote du texte par l’APN.

Le 14 décembre, un nouveau rassemblement a lieu d’environ quatre-vingts femmes. Mais l’APN était cernée par les policiers en uniforme et en civil au point qu’il était impossible de l’atteindre. Dès qu’un petit groupe de femmes se composait, il était refoulé, tronçonné, renvoyé… Deux personnes sont arrêtées, quelques femmes ont été molestées, bousculées puis physiquement protégées de la violence par cinq anciennes moudjahiddates qui étaient venues à la manifestation et qui s’étaient interposées entre elles et les policiers.
Aucun groupe de femmes suffisamment important auquel auraient pu se joindre les autres femmes n’arrive à se former.

Devant le constat d’impuissance et après avoir tenté de tourner autour de l’APN, les femmes réunies décident – sur le champ – une nouvelle manifestation contre le statut personnel pour le 23 décembre mais aussi contre l’intervention policière, atteinte à la libre expression des citoyens.
Par l’intermédiaire des anciennes combattantes qui étaient venues à cette manifestation, d’autres sont contactées pour préparer la manifestation prévue pour le 23 décembre devant la grande poste. Deux appels ont lieu, identiques dans le corps du texte mais aux en-têtes différenciés (l’un – le Collectif, l’autre les anciennes moudjahiddates) pour organiser la manifestation du 23 décembre.

Des banderoles sont préparées où l’on pouvait lire :

NON AU SILENCE, OUI A LA DÉMOCRATIE.

NON A LA TRAHISON DES IDÉAUX DU 1ER NOVEMBRE.

NON AUX TEXTES QUI TOURNENT LE DOS A LA CHARTE ET A LA CONSTITUTION.

PROJET DE STATUT PERSONNEL.. SILENCE TOTAL!

LES ANCIENNES DÉTENUES, EX-CONDAMNÉES A MORT, MAQUISARDES : PARTIE PRENANTE DE L’ÉDIFICATION NATIONALE.

PAS DE SOCIALISME SANS LA PARTICIPATION DES FEMMES.

DROIT A L’INFORMATION POUR TOUS.

LE TRAVAIL, UN DROIT, UN DEVOIR POUR LA FEMME.

Il apparaît cependant clairement que lors de cette manifestation les anciennes moudjahiddates avaient obtenu le contrôle du mouvement. L’une d’elles ne dit-elle pas ? : « Il y avait des calicots proposés tellement imbéciles qu’heureusement nous les avons vus la veille… on les a corrigés… sinon on n’aurait pas manifesté. »

Cette manifestation d’environ deux cents femmes sur les marches de la grande poste a duré environ une heure : « On s’adressait à la population et non plus à l’APN puisque l’APN nous envoyait les flics… cette fois-ci nous prenions en charge l’information directe… active » analyse l’une des manifestantes.

Pendant une demi-heure, les femmes se sont opposées aux policiers qui voulaient prendre les banderoles; la plus défendue d’ailleurs d’après des témoins étant : «Non au silence, oui à la démocratie. »

Devant l’impossibilité de procéder à une dispersion de la place qui était noire de monde, on demande qu’un groupe de femmes explique ce qu’elles voulaient. Les policiers auraient alors dit : « Constituez une délégation ou on vous emmène. » Mais les anciennes détenues, membres de la délégation n’ont accepté de partir que lorsque la manifestation a été dispersée dans le calme; elles ont été garantes de la sécurité des manifestantes et les ont ainsi ‘protégées’.

 » On pensait qu’ils nous emmèneraient au FLN; en fait on s’est retrouvées au commissariat central. Arrivées là, on a dit qu’on voulait voir le commissaire pour demander un rendez-vous avec un responsable du parti ou avec le président de l’APN mais tous les gens qu’on voulait voir étaient au Club des Pins où se réunissait le comité central du FLN. À ce moment-là, on a dit : on n’a rien à faire ici alors on s’en va et le tout a duré dix à quinze minutes. »

Les hommes qui assistaient à la manifestation de la grande poste n’ont pas eu de réaction d’hostilité et, implicitement, vu les agressions que les femmes subissent constamment dans la rue, cela a été interprété comme étant de leur part une approbation. Une femme a même entendu une réflexion – admirative en un sens – qui disait (traduction française) : «Les femmes sont plus hommes que les hommes.» Plus politiquement, certains hommes disaient : «Bon sang, pourquoi est-ce qu’on ne fait pas comme les femmes !»

Il est clair que dans certains courants de l’opinion publique ces manifestations ont créé un mouvement de sympathie. Certains disaient :  » Ben alors ! Il y a le code sur la procédure pénale qui est passé et personne n’a rien dit… Il y a le code sur l’information qui est passé sans aucune protestation alors qu’on sait que tous les journalistes étaient contre… et mince !… ce sont les femmes qui les seules ont eu le courage de refuser… Pourquoi est-ce qu’on ne fait pas comme les femmes ? »

Analyse par une militante de la portée de la manifestation du 23 décembre 1981

– Cette manifestation fut organisée et se déroula en dehors de toute organisation officielle de masse (UNFA, UGTA, UNJA) soulignant encore une fois, s’il en était besoin, l’impossibilité structurelle dans laquelle se trouvent ces organisations de prendre en charge les aspirations et la défense des catégories socio-professionnelles qu’elles sont censées représenter

– Elle constitua un dépassement objectif de la réaction juridico-institutionnelle que crée actuellement la discussion autour du projet de statut personnel, en matière de libération des femmes en Algérie et de préservation de leurs droits. La protestation et le refus qu’exprimèrent les femmes furent pour la première fois non pas adressés à une institution (APN, présidence etc.) mais proclamés publiquement.

– Elle permit également une rupture du monopole de l’information dont jouit l’Etat en Algérie en élaborant, grâce aux banderoles, une sorte de journal vivant, qui suscita questions, interrogations et commentaires dans le public.

– Elle réalisa une réappropriation d’un espace «public », la place de la grande poste, et sa transformation en espace social, c’est-à-dire en un lieu où s’exprime un besoin essentiel de liberté des femmes, et d’information des citoyens. EIle permit donc une remise en cause d’un rapport social d’exclusion, de marginalisation des citoyens, et encore plus des citoyennes.

– Elle réintroduit de façon spectaculaire les moudjahiddates dans la lutte actuelle pour la préservation des droits des femmes et pour leur libération. Elle instaure ainsi une continuité historique entre la lutte populaire d’hier pour l’indépendance nationale et la lutte présente des femmes lui conférant ainsi une légitimité historique.

– Le refus des moudjahiddates de céder aux intimidations psychologiques des policiers, constitue un exemple pour les Algériens et les Algériennes en lutte pour leurs droits.

– Enfin l’absence de responsables dans cette manifestation et le désarroi que cela suscite chez les policiers en civil révèlent l’identification de chaque manifestante au mouvement auquel elle participait et la prise en charge pleine et entière par chacune d’entre elles du combat en cours. Cela réduit d’autant les risques de manipulations politiciennes. Pour toutes ces raisons, la manifestation du 23 décembre 1981 a une valeur symbolique face à l’histoire : cela a été une façon de prendre date en disant « non » au mépris dans lequel on tient les Algériens et Algériennes chaque fois qu’il s’agit de décider de leur présent ou de leur avenir, quand on ne va pas jusqu’à falsifier leur passé.

– Cette valeur symbolique ne doit cependant pas nous abuser et nous dissimuler les limites non moins réelles de ce type d’action qui, faute d’un travail sérieux de mobilisation des femmes, notamment par la diffusion la plus large possible de l’information, risque de rester sans lendemain ou de déboucher sur une agitation stérile. Seule une mobilisation « sociale» permettra de dépasser le «tête-à-tête» classique avec l’interlocuteur privilégié des mouvements revendicatifs : l’Etat et ses diverses institutions, en l’occurrence l’APN. Cette mobilisation nous gardera de toute tentation politicienne (lutte de « clans », de « sectes» autour de strapontins et autres comités et commissions)

– Les contraintes et les difficultés auxquelles nous nous sommes heurtées doivent également nous faire prendre conscience que le combat pour la libération des femmes est indissociable de celui, plus vaste, pour les libertés démocratiques dont il est lui-même l’une des conditions, dans la mesure où il permet de remettre en cause l’un des rapports sociaux de domination et d’exclusion les plus fondamentaux que connaisse l’Algérie. Il doit contribuer à une réappropriation par le corps social de son propre devenir, à une remise en cause radicale des règles du jeu politique en Algérie. La femme algérienne doit cesser de regarder passer le train de l’histoire en ressassant ses rancœurs et ses regrets. Elle doit cesser de quémander, de solliciter, de protester contre des mesures iniques prises à son encontre. Elle doit s’affirmer, combattre, lutter, revendiquer ce qu’elle considère être son dû.

La liberté ne s’octroie pas, elle se conquiert par la lutte!

Alger, le 2 janvier 1982.

Après la manifestation du 23 décembre, une assemblée générale met sur pied un « Comité d’action issu des rassemblements » ouvert à tous ceux qui luttent contre le vote par l’APN de ce texte et décide d’une autre assemblée générale pour le 7 janvier pour « imposer notre refus, pour décider ensemble d’une action collective ».

Entre temps, le Barreau d’Alger avait élaboré un projet d’amendement qu’il avait déposé à l’APN36 et dont l’exposé des motifs se référait à la Charte nationale, à la Constitution et aux sources du droit musulman37.

Exposé des motifs du projet d’amendement déposé par le Barreau

Extraits

« … La charte nationale et la constitution, soumises à l’approbation du peuple par référendum ont consacré les aspirations (des citoyens) à la liberté, à la justice sociale et à l’égalité dans l’exercice des droits et des obligations, la constitution, dans notre édifice juridique, étant le texte suprême auquel les autres doivent se conformer. Après vingt ans d’attente, notre pays a ressenti la nécessité d’élaborer un code de statut personnel ayant pour fondements tous les principes sus énoncés. Cette élaboration doit se faire à l’instar de toutes les autres lois qui, sans être en contradiction ou non conformes avec les principes et l’esprit de l’Islam, ont consacré la propriété collective des moyens de production (…) la révolution agraire, l’interdiction de l’exploitation de l’homme par l’homme, sur la base que l’Islam est une religion de PROGRÈS évoluant à travers l’histoire et s’adaptant aux données de chaque époque…
Nous sommes convaincus que, si les sources du droit musulman ont permis à la société d’Islam de trouver les solutions adéquates aux problèmes posés à travers les étapes historiques, par le moyen de l’ldjtihad, une des sources importantes du droit musulman, nous arriverons également à résoudre par la même voie de l’interprétation, les difficultés de notre temps… »

Les anciennes moudjahiddates, réunies en conférence-débat le 21 janvier au boulevard Amirouche, s’inquiétant de ce que le projet de statut semblait maintenu dans sa forme inéquitable et rétrograde « expriment une fois de plus leur mécontentement et décident de recourir à M. le président de la République, secrétaire général du parti, en sa qualité de garant du respect de la constitution.»

Lettre adressée au Président Chadli

Monsieur le Président

Après une conférence publique organisée le 21 janvier 1982 par les anciennes moudjahiddates sur la participation de la femme à la lutte de libération et à l’édification nationale, et au terme du débat qui s’est instauré, les participantes et participants regroupant les différentes composantes de la population, devant la gravité de la situation et le tournant décisif que représenterait pour notre pays l’adoption d’un texte de loi qui serait en contradiction avec les textes antérieurs et avec l’orientation socialiste définie dans la charte nationale, nous avons l’honneur de vous adresser, en votre qualité de garant de la constitution, une requête pour réclamer la stricte application de la constitution et le rejet projet de statut personnel s’il n’est pas rigoureusement conforme aux articles 39, 41, 42 et 127 de la constitution qui stipulent que :

– Art. 39. Tous les citoyens sont égaux en droits et en devoirs. Toute discrimination fondée sur les préjugés de sexe, de race, ou de métier, est proscrite.
– Art. 41. L’Etat assure l’égalité de tous les citoyens en supprimant les obstacles d’ordre économique, social et culturel qui limitent en fait l’égalité entre les citoyens, entravent l’épanouissement de la personne humaine et empêchent la participation effective de tous les citoyens à l’organisation politique, économique, sociale et culturelle.
– Art. 42. Tous les droits politiques, économiques, sociaux et culturels de la femme algérienne sont garantis par la constitution.
– Art. 127. Dans le cadre de ses attributions, l’APN a pour mission fondamentale d’œuvrer à la défense et à la consolidation de la révolution socialiste. Elle s’inspire des principes de la charte nationale qu’elle met en application dans son action législative.

Nous sommes persuadés que vous ne pouvez pas accepter que les députés qui siègent dans le cadre prévu par la constitution et pour légiférer en application des principes qu’elle définit puissent la violer de façon flagrante.

Nous vous prions d’agréer, monsieur le président, l’assurance de notre profonde considération.

Les participants, soussignés.

Elles rappellent par ailleurs leurs exigences :
– monogamie;
– droit inconditionnel au travail ;
– partage égal du patrimoine commun;
– majorité de la femme au même âge que celle de l’homme
– mêmes conditions posées au divorce pour l’homme et pour la femme;
– protection plus efficace de l’enfant abandonné.

Et l’assemblée générale se termine ainsi :  » L’unanimité s’est faite en outre sur la nécessité d’entendre et de renforcer la mobilisation, de multiplier les différentes formes d’actions, en particulier dans le cadre de la journée du 8 mars et de poursuivre la lutte jusqu’à ce que les droits des citoyennes soient effectivement garantis ».

Les réunions du comité de coordination ont lieu tout au cours du mois de janvier.

Cependant, quatre jours après, alors que les femmes voyaient la fin de la session s’approcher et que certaines perdaient espoir38, le Conseil des ministres du 24 janvier 1982, sous la présidence du chef de l’Etat, annonce sa «décision de différer le projet de statut personnel afin de lui accorder tout le temps nécessaire de réflexion et de discussion », tandis qu’une « décision du président Chadli replaçait la question dans le cadre d’un dossier global de la famille ».

Comment expliquer ce retrait soudain ? Une des participantes répond : « Certains disent qu’on paraît prétentieuses, mais moi je dis que le facteur déterminant ça a été les actions des femmes – et ça j’en suis convaincue…Maintenant que ça avait créé des remous surtout avec la présence des moudjahiddates et que ça avait touché des sphères du pouvoir qui n’avaient pas intérêt à être trop bougées, que ça avait créé une déstabilisation au niveau de l’assemblée… c’est sûr, que ça a provoqué des effets en retour ».

Une seconde participante estime elle aussi que : « le gouvernement n’aurait jamais imaginé une telle réaction… tout le monde vit sur une telle peur d’être arrêté ou d’avoir des ennuis… qu’ils se sont dit : «c’est rodé… on continue ». Et elle poursuit en disant, qu’à son avis, ce texte a été déposé par un groupe du gouvernement à l’insu des autres. À l’appui de cette thèse, elle précise avoir appris par la femme d’un membre du gouvernement que ce texte n’avait jamais été en Conseil des ministres et qu’il avait été déposé à l’APN à l’insu certains ministres.

Dernières interprétations suggérées : n’était-ce pas un préjudice volontairement porté à la tendance des Frères musulmans ou à l’inverse n’était-ce pas une tentative d’une des fractions du pouvoir de se les concilier ? Ou enfin, n’était-ce pas un moyen d’éluder l’étude sur le secteur privé qui se faisait en même temps et sur lequel très peu d’informations ont filtré ?

Comment conclure ?

Tandis que ce projet de code (sur lequel travaillent dorénavant trois commissions) escomptait sans vergogne légalement enterrer les femmes dans la seule sphère de la reproduction, celle-ci ont revendiqué un droit simple : le droit à la parole et à la décision sur sa propre vie et la subversion d’une telle exigence a laissé pantois les hommes du pouvoir.

On ne peut pas à la fois demander quotidiennement aux femmes de gérer les contradictions et de pallier aux échecs du régime et les humilier comme ce code l’a fait.

Aussi, sur la base d’une exigence démocratique – qui ressort fortement tout au long de cette lutte – les femmes ont ébranlé toutes les institutions en place: ni l’UGTA, ni l’UNJA, ni l’APN, ni le gouvernement, ni a fortiori l’UNFA n’ont échappé aux secousses provoquées par les exigences des femmes. En ce sens, cette lutte a joué un rôle de révélation de mise à nu des mécanismes réels du fonctionnement du régime et du système Algérien.

Les résultats, donc, outre le fait essentiel que ce code a été retiré, sont positifs : la presse a été contrainte de traiter ouvertement de ces problèmes; le gouvernement a – au moins temporairement – cédé devant les manifestations ; on a parlé des femmes alors que jusqu’à présent elles étaient englobées dans un vocable masculin, tant dans les partis d’opposition qu’officiellement, et l’on sent chez les femmes une mobilisation, un réel désir de lutter – temporairement assoupi par la décision prise de retirer le texte.

Cependant le bilan est plus nuancé et de nombreuses femmes ont été bouleversées par les affrontements et les divisions entre femmes que ce mouvement a révélées. En janvier : « Il devenait difficile de maintenir le consensus et la commémoration du 8 mars 1982 a révélé ces difficultés : les anciennes moudjahiddates étaient divisées, l’UNJA ne voulait plus entendre parler des femmes non structurées… l’UGTA avait ses propres problèmes et… n’a pas fait grand-chose… l’UNFA, n’en parlons pas, refusait toute action en dehors du parti, restaient les femmes non structurées, officiellement en tout cas, parce que certaines avaient un projet politique tandis que d’autres n’en avaient pas et venaient là parce que ce texte portait atteinte à l’intégrité des femmes ».

Pour l’observatrice – solidaire – que je suis, les étiquetages, les anathèmes, les exclusions font mal ; est-il possible de s’en garder ? Est-il possible de résister aux tentatives d’atomisation et de division du pouvoir politique ?

En guise de postface…

« En dépit des acquis de la femme algérienne et de la grande place qu’elle occupe, il n’en demeure pas moins qu’elle vit beaucoup de contradictions. Elle est encore prisonnière des traditions et des mentalités arriérées et il lui reste beaucoup à faire pour être l’égale de l’homme dans le domaine du travail ».

El Moudjahid, 3 mai 1982.


1 Union générale des travailleurs algériens

2 Selon une participante, « il aurait pu y avoir plus de monde si l’UGTA nous avait donné la salle des Congrès. Ils nous ont enfermées dans une petite salle et des tas de gens sont restés dehors ».

3 Union nationale des femmes algériennes.

4 Direction générale de la sécurité militaire

5 Cf. notamment l’article 39 de la constitution algérienne : « Tous les citoyens sont égaux en droit et en devoir. Toute discrimination fondée sur les préjugés de sexe, de race ou de métier est proscrite. »

6 À cette époque, la répression à l’Université, suite à la journée du 19 mai, était très forte: « Des étudiants étaient emprisonnés, regroupement de plus de trois personnes dans les allées de la Faculté n’était pas possible, aucune salle n’était ouverte, aucune réunion permise… même les réunions pédagogiques étaient interdites. »

7 Mlle L. AM. (Constantine) – El Moudjahid, 13 janvier 1982

8 Ce texte – dans la forme présentée – comportait des fautes d’orthographe, des fautes de syntaxe, si ce n’est des contradictions d’un article à l’autre. Il a manifestement été rédigé et/ou traduit très rapidement, d’aucuns disent «bâclés ».

9 « Un député poussa le cynisme jusqu’à décrire à l’Assemblée la dimension de la baguette (20 cm) avec laquelle la femme doit être quotidiennement flagellée…» Statut personnel : « Les députés approfondissent la réflexion », El Moudjahid, 7 janvier 1982.

10 L’interventionnisme de l’Etat choquait aussi ceux des Musulmans qui considéraient que le Coran se suffit à lui-même en matière de droits personnels.

11 El Moudjahid, 7 janvier 1982.

12 Selon une lectrice d’El Moudjahid, cet amalgame est « un subterfuge dont se sert l’homme pour justifier son oppression. Le renvoi à Dieu devient un prétexte : « Oseriez-vous aller à l’encontre de Dieu? » et elle poursuit… «Jusqu’à quand, je vous le demande, faudra-t-il continuer à parler de faux problèmes et de liberté » arabo-musulmane « . Depuis quand ce mot a-t-il une race et une religion quelconque ? C’est même l’un des rares mots justement qui abolira les préjugés de et de sexe. » Mlle L. AM. – El Moudjahid, 13 janvier 1982.

13 Termes officiels désignant toutes les organisations dépendant du FLN: anciens moudjahiddines, UGTA, UNFA, UNJA…

14 Alors qu’au début de la lutte des femmes, ce texte était secret, au fur et à mesure de l’avancement de la mobilisation, plusieurs exemplaires de contenus différents (jusqu’à cinq!) circulaient à Alger. Cette confusion a rendu plus difficiles les discussions en jetant le trouble dans les esprits et donc a contribué à accentuer les divisions. C’est pour cela que les femmes revendiquèrent – en vain – une publication officielle du texte.

15 Union nationale de la jeunesse algérienne

16 Selon un témoin, c’est à la demande même de la secrétaire nationale de l’UNFA que ces réunions – qui réunissaient aussi de femmes qui n’étaient pas membres de l’UNFA – ont été tenues à l’union de wilaya

17 Organisation locale

18 Une militante du collectif des femmes : « Cet argument nom paraissait très étonnant parce que les traditions antidémocratiques de l’UNFA sont connues en Algérie. »

19 Un exemple parmi d’autres : une motion appuyée de 700 signatures a été envoyée à l’APN par les femmes algériennes de Montpellier, le Journal de Montpellier, n° 111, 8 janvier 1982.

20 Environ quatre cents mètres.

21 Les journalistes n’ont par exemple jamais reproduit les termes de la pétition.

22 Anciennes combattantes

23 Un appel avait été lancé au sein même du conseil national de l’UNFA par les avocates qui y avaient présenté le code de la famille.

24 Radio télévision algérienne

25 « II y en avait tellement qu’on n’arrivait plus à les compter » (Une militante).

26 Alors même que des participantes du conseil souhaitaient écouter les femmes présentes.

27 Parti d’avant-garde socialiste.

28 « Bien que je ne sois pas d’accord avec le projet politique de certaines d’entre elles, je trouve que ce sont des filles admirables qui vont jusqu’au bout de ce qu’elles racontent. Franchement, elles ont bravé la répression; ce sont aussi des femmes mariées, qui ont des gosses, mais malgré cela, elles ne disent pas « notre sécurité avant tout ! » elles se donnent physiquement… ce sont des femmes qui se battent. » Une femme non-membre du collectif.

29 L’urgence du problème a contribué aussi à focaliser les interventions sur les méthodes d’action.

30 L’une d’entre elles précise : « Nous avons pris le train en marche pour qu’il n’y ait pas trop de dégât. »

31 Le débat sur les amendements ne se réduisait pas à une opposition – anciennes moudjahiddates / Collectif des femmes. En effet de nombreuses femmes espéraient que les amendements atténueraient un tant soit peu le texte.

32 Un courrier des lecteurs sur le statut personnel est notamment ouvert dans El Moudjahid surmonté du chapeau suivant : « Nos lecteurs peuvent remarquer que nous dissocions, dans leur courrier, ce qui relève de débat autour de questions d’actualité ou d’intérêt national et ce qui soulève des problèmes courants. L’option pour le socialisme est aussi une option pour la démocratie et la confrontation saine des idées. Les avis publiés n’engagent, certes, que leurs auteurs mais ils ne peuvent en aucun cas s’opposer aux choix politiques fondamentaux tels qu’ils découlent de la charte nationale. »

33 Selon une militante, « le poids qu’ont représenté les moudjahiddates dans le mouvement est un peu un constat d’échec dans la génération d’aujourd’hui ».

34 Correspondant permanent du Monde à Alger.

35 Les banderoles ont toutes été saisies par la police.

36 Auparavant l’ordre des avocats avait envoyé deux télégraphes à l’APN pour protester contre ce texte et la façon dont il avait déposé à l’Assemblée.

37 Très peu de propositions faites par les avocats ont – semble-t-il – été retenues par la commission de l’APN.

38 « Pour nous c’était acquis… l’APN allait adopter le projet dans sa forme… on connaît trop bien comment les projets sont discutés au niveau de l’Assemblée… Ils avaient dit » amen » et à part deux ou trois phrases de changées, c’est le statut qui passait » (une femme du collectif).

39 El Moudjahid, 25 janvier 1982 : « Statut personnel. Le projet de loi est différé. Le temps de la réflexion. Importante décision du président de la République. »

40 Le titre d’El Moudjahid lors du Ve Congrès de l’UNFA tenu après ces événements (12-13 mars 1982) était : «Oui, l’UNFA peut être crédible. »

À ce congrès, le président Chadli fit l’analyse suivante du mouvement : « Sans vouloir viser une quelconque personne, il est regrettable que certaines aient ignoré les conditions objectives et que certaines sœurs aient marginalisé la question en la débattant dans la rue. Je ne pense pas que ce soit là une méthode saine. En toute franchise, je vous dirai que nous avons ouvert le débat en toute bonne foi. Au demeurant le lieu et la méthode de la discussion et du dialogue sont connus. Aucune place n’existe donc pour l’anarchie dans une société qui s’édifie et jette les jalons de son avenir. Nous œuvrons inlassablement pour pallier les insuffisances, les erreurs et parachever les réalisations dans une atmosphère et dans le cadre des institutions légales.

La tentative par certains d’exploiter des questions culturelles ou sociales à des fins politiques n’est qu’une opération dévoyée ; certaines idées exprimées pour défendre la femme algérienne, ainsi qu’on le prétend, n’expriment en rien les idées de la femme algérienne musulmane…

Notre démarche s’inspire de notre appartenance à la civilisation arabo-islamique et des principes de la révolution armée qui avait comme objectif la libération de l’homme algérien ».
El Moudjahid, 14 mars 1982


Les Algériennes, la lutte – partie 1
Les Algériennes, la lutte – partie 2
Les Algériennes, la lutte – partie 3
Les Algériennes, la lutte – partie 4

Source :www.marievictoirelouis.net

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