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MADAME BA
Pour raconter son Afrique, Erik Orsenna raconte l’histoire de cette incroyable Madame Bâ, malienne, obligée de remplir un formulaire 13-0021 pour l’obtention d’un visa temporaire français. Seulement la femme africaine ne rentre pas dans les cases de l’administration française ! Et, comme elle ne veut pas essuyer un refus, elle écrit directement au Président de la République Française pour expliquer son désarroi :
« Que sauriez vous de moi si je me contentais de l’état civil et de sa maigre exactitude ? Il vous manquerait l’essentiel, ma relation familiale avec le patriarche Abraham, les pouvoirs nyama de ma caste des Nomous, les folies incontrôlables de mon fleuve Sénégal et bien d’autres révélations propres à vous éclairer sur la nature véritable de cette Africaine qui se présente à vous, fille, femme, mère et grand-mère. Comment sans me connaître, pouvez-vous décider de me fermer ou de m’ouvrir les portes de la France ? La vie est une, Monsieur. Qui la découpe en trop petits morceaux n’en peut saisir le visage. Qui sait du désert celui qui ne regarde qu’un grain de sable?
Madame Bâ
Madame Bâ Marguerite est née le 10 août 1947 à Médine (Mali), sur les bords du fleuve Sénégal. Fille d’Ousmane, forgeron, sous-directeur de la chute d’eau et de Mariama » traditionniste « , c’est-à-dire savante de toutes les choses du passé, Madame Bâ aime la connaissance.
Pour retrouver son petit-fils préféré qui a disparu en France, avalé par l’ogre du football, elle présente une demande de visa. On la lui refuse. Alors elle s’adresse au Président de la République Française. Une à une, elle répond scrupuleusement à toutes les questions posées par le formulaire officiel 13-0021. Mais nul n’a jamais pu enfermer Madame Bâ dans un cadre.
Nom, prénoms, lieu de naissance ? Madame Bâ raconte l’enfance émerveillée au bord du fleuve, l’amour d’un père, l’apprentissage des oiseaux…
Situation de famille ? Madame Bâ raconte sa passion somptueuse et douloureuse pour un trop beau mari peul.
Enfants ? Madame Bâ raconte ses huit enfants, cette étrange » maladie de la boussole » qui les frappe…
Sans fard ni complaisance, Madame Bâ raconte l’Afrique d’aujourd’hui, ses violences, ses rêves cassés, ses mafias. Mais aussi ses richesses éternelles de solidarité, ce formidable tissage entre les êtres.
Madame Bâ est d’abord cela : le portrait d’une femme. Une femme africaine, c’est-à-dire une femme qui, plus encore que toutes les autres femmes, doit lutter pour sa dignité et sa liberté.
Erik Orsenna a choisi dans ce livre la communauté africaine des Soninkés car c’est, de loin, celle qui a le plus massivement émigré en France.
MADAME BA – CHAPITRE 1
Monsieur le Président de la République française,
J’ai bien réfléchi : notre ancêtre est un oiseau.
« Ô serefana ni yéliné gna », comme nous disons, nous autres Soninkés.
Je me suis éloignée du village, j’ai marché entre les
pousses de mil, j’ai posé les deux mains sur ma tête pour
me protéger du soleil, j’ai froncé les sourcils pour m’étirer
le cerveau et j’en suis arrivée à cette conclusion : celui qui
ne remonte pas aux siècles lointains des ailes ne comprend
rien à notre histoire.
Évidemment, je pourrais farfouiller encore plus haut
dans les souvenirs.
Au commencement était la mer, qui recouvrait l’Afrique.
Au commencement était le désert, quand la mer se retira.
Une origine est toujours la fille d’une origine plus
ancienne.
Mais j’ai pitié de vous.
Je vous connais. À la télévision je vous ai vus nous
rendre visite, pauvres présidents. J’ai constaté que vous
possédiez tout, sauf le loisir. Tout, motards, Mercedes,
hôtesses d’accueil et climatisation. Tout, sauf la liberté
d’aller tranquillement chasser la vérité jusque dans les
époques les plus reculées. À peine arrivés quelque part,
déjà de l’index vous tapotez sur le verre de votre Rolex
platine. Déjà votre aide de camp vous murmure à l’oreille
la litanie des prochains rendez-vous.
J’en viens donc au fait. Je brûle les étapes. Je les incendie, même.
Au commencement était l’oiseau.
L’oiseau volant où bon lui semble.
Oublions la mer et le désert, oublions, pour l’instant, le fleuve Sénégal qui se mit un beau jour à couler
de la montagne secrète Fouta Djalon.
Au commencement était l’oiseau. L’oiseau libre de jouer avec les saisons.
Quand le froid se glisse sous mes plumes, je gagne le Sud.
Quand le printemps revient au Nord, j’y retourne.
Alors l’exemple des oiseaux entra dans l’âme des hommes à peau noire.
Nos peuples portent des noms qui sonnent dans l’air comme ceux des oiseaux :
Peuls, Mandingues, Toucouleurs, Soninkés, Bagadais, Tounacos, Barbicans…
Et nos langues se rapprochent de leurs chants.
Comme eux, nous aimons la liberté, parcourir la planète.
Comme eux, nous fuyons la douleur, avant que faire se peut, nous cherchons la douceur.
Comme eux, nous avions des ailes.
Hélas, nos ailes sont tombées. Il nous reste la marche.
Monsieur le Président de la République française des
armes, des lois et des aéroports, j’ai, par la présente, le très
respectueux et obéissant honneur de timidement mais
résolument contester vraiment la décision de votre dame
consule générale adjointe de Bamako, Mme (non mariée)
Gabrielle Lançon, qui, par une signature tarabiscotée, en
date du 17 septembre 2000, a refusé ma demande (urgente)
de visa.
Je sais bien que j’aurais dû plutôt saisir la commission
instituée par le décret no 2000-1093 du 10 novembre 2000
et qu’aux termes de l’article premier de ce décret cette
saisine est « un préalable obligatoire à l’exercice d’un
recours contentieux, à peine d’irrecevabilité de ce
dernier ».
Je sais bien. Mais le temps presse. Mon petit-fils a un
besoin pressant, besoin vital de moi. Je dois le rejoindre en
France, sans tarder. D’où mon appel direct à vous.
Oh, oh, s’étonnera forcément, pressentant l’embrouille,
le conseiller chargé, en votre palais, d’ouvrir à votre place
le volumineux courrier qui vous est adressé.
Oh, oh, comment une banale Africaine, institutrice,
région de Kayes (Mali du Nord-Ouest), a-t-elle aussi
précise connaissance de notre jungle juridique ?
À cette interrogation légitime, je répondrai par les nom
et qualité de mon conseil, le jeune et timide mais si savant
Me Benoît Fabiani, avocat voyageur inscrit aux deux
barreaux de Paris et Bamako. C’est lui, Blanc cent pour
cent comme vous, le porte-parole de ma vérité.
Chaque matin, depuis un mois, j’entre à huit heures
précises dans son bureau, m’assieds sur son fauteuil
(collant) de faux cuir et commence ma chanson colérique.
Malheureux Me Benoît !
Tel le chasseur épuisé de papillons, il court l’espace à la poursuite de mes paroles.
Une fois capturées, il les aligne en phrases correctes et les pique sur le papier officiel.
Tel le villageois bataillant contre la crue de son fleuve, il lutte pied à pied contre mes
débordements, il m’entoure de digues fragiles pour me garder dans mon lit, m’obliger à suivre mon propos, et rien que lui.
Tel le mari parfait, à l’infinie patience, il doit supporter mes récriminations d’auteur :
tu rabotes ma spontanéité !
Tu trahis ma complexité de femme !
Qu’il soit remercié et lavé de tout faux procès !
Je, soussignée Marguerite Bâ, suis, Monsieur le Président de la République française, seule responsable du recours gracieux qui va suivre.
Depuis un mois, ce document précieux ne me quitte pas.
Je le porte contre moi comme la lettre d’un amoureux secret.
Ou je le brandis devant mes yeux pour qu’ils
l’apprennent par coeur, encore et toujours, le gravent dans
ma mémoire. La nuit, il accompagne toutes mes visions. Si
je rêve qu’un bateau blanc vient me chercher, le formulaire
13-0021 volette autour de moi comme une tourterelle
annonciatrice de bonne nouvelle. Et si je vois mon petit-fils
allongé dans un hôpital, le formulaire l’évente ainsi qu’une
palme bienveillante.
Je l’ai recouvert de plastique, pour ne pas le tacher. Il ne
manquerait plus que ça : de la graisse, une bavure de café sur
la belle page bicolore blanc/marron pâle. Je ne veux
dénoncer personne, mais j’en ai vu, des 13-0021 maltraités, des
froissés, des demi déchirés, des franchement dégueulassés. La
pauvre consule générale adjointe en avait des haut-le-coeur,
rien qu’à les parcourir.
Aucun risque de ce genre avec moi. Je le respecte, cet
imprimé, je vous le jure, je le vénère, autant que mon livret
de famille. Je sais trop ce qu’il représente : la clé d’entrée
dans votre beau pays, celui de Molière, Victor Hugo et
Charles de Gaulle.
Bien sûr, le plus simple serait de se rencontrer.
Incognito. À l’endroit le plus pratique pour vous. Pourquoi
pas une très discrète salle de transit, en votre aéroport de
Roissy ? Des amis m’ont raconté comment ça se passait à
l’arrivée de l’avion. Dès l’ouverture des portes, on sépare le
bon grain de l’ivraie. À droite, une file pour les Blancs. À
gauche, une file pour les Noirs. La file de Blancs avance à
belle allure. Normal. Ils sont chez eux. Bon retour au pays,
monsieur blanc, madame blanche. On dirait que les
policiers leur ouvrent les bras, comme s’ils étaient de la
famille. Peut-être que tous les Blancs ont des policiers dans
leur famille. Pendant ce temps-là, les peaux plus foncées
patientent, interminablement. Tandis que d’autres policiers,
ou peut-être des diamantaires déguisés en policiers,
examinent à la loupe, aidés par des lampes spéciales à
ampoule rouge, les documents crasseux qu’on leur a
présentés.
Je pourrais me trouver là, dans la ligne qui piétine. Au lu
de mon nom, deux solides gaillards me mèneraient vers
vous. On me prendrait pour une tricheuse, une fauxpapiers.
Qu’importe. Je suis prête à tout abandonner pour
rejoindre mon petit-fils en danger, même ma fierté.
Je me présenterais à vous. J’approcherais doucement ma
bouche de votre oreille. Je vous donnerais les vraies
nouvelles du continent pauvre. Pas celles que vous envoient
les gens chargés de vous renseigner. Ces gens-là ont peur.
Ils veulent conserver leurs salaires détaxés. Ils gardent pour
eux les informations inquiétantes, celles que vous seriez
furieux d’entendre.
Il paraît que je suis dérangée. Qu’une telle entrevue
secrète, M. le Président/Mme Bâ, n’existera jamais que
dans les espérances d’une folle. Dommage, dommage.
Revenons au cher 13-0021.
Croyez-moi, j’aurais préféré vous économiser du temps
et ne répondre que par trois mots maximum aux questions
que, très légitimement, votre administration me pose. Mais
comment puis-je vous faire comprendre la respectabilité de
notre famille sans évoquer l’histoire du crocodile ?
Or je consulte et reconsulte le début de votre beau formulaire
gratuit et ne trouve aucune demande d’information
concernant notre tana, notre animal interdit.
Sans cette connaissance primordiale, toutes les autres
données que je pourrais scrupuleusement vous fournir, nom
patronymique, prénoms, date et lieu de naissance,
n’auraient pas plus de sens que des syllabes jetées au vent
par quelque ivrogne amnésique.
Que sauriez-vous de moi si je me contentais de l’état
civil et de sa maigre exactitude : je m’appelle Marguerite
Dyumasi, épouse Bâ, née le 10 août 1947 à Médine, cercle
de Kayes ?
Il vous manquerait l’essentiel, ma relation familiale avec
le patriarche Abraham, les pouvoirs nyama de ma caste des
Nomous, les folies incontrôlables de mon fleuve Sénégal et
bien d’autres révélations propres à vous éclairer sur la nature véritable de cette Africaine qui se présente à vous,
fille, femme, mère et grand-mère.
Comment, sans me
connaître, pouvez-vous décider de me fermer ou de
m’ouvrir les portes de la France ?
Quant à mon sexe (rubrique no 4), comment le résumer à
une simple croix griffonnée dans le carré M ou F ? Comme
la suite vous le prouvera, il garde en lui des mystères qui
débordent largement ces classifications sommaires.
La vie est une, Monsieur le Président.
Qui la découpe en trop petits morceaux n’en peut saisir le visage.
Que sait du désert celui qui ne regarde qu’un grain de sable ?
Au fait, me répète mon avocat-scribe, au fait, madame Bâ, je vous en supplie !
Vous croyez que la République française n’a que cette seule préoccupation :
prêter l’oreille aux plaintes d’une obscure demandeuse de visa ? Évidemment, il a raison.
Je ne dois pas me laisser entraîner par le courant des mots.
Il faut vous dire que je suis née sur les bords du Sénégal. Les habitants du fleuve
n’ont pas de frein dans leur tête. Je vais faire mon possible.
Je vous promets la brièveté. Enfin, toute la brièveté
compatible avec la vérité soninkée, celle qui vient des
oiseaux.
COMMENTAIRE DE BUDDHACHANNEL
Qui connaît l’Afrique, connaît l’Arbre à mots
L’Arbre à mots des Griots,
L’arbre à mots qui donne l’inspiration, la compréhension et la Sagesse.
L’Arbre à mots qui ouvre au relationnel, au relatif …
Erik Orsenna s’est merveilleusement plongé dans l’Arbre à mots africain et dans le fleuve Sénégal.
Il est revenu avec un livre au style lent,
moins « productif » que celui auquel sont habituées nos sociétés industrielles.
Oui, le livre subit quelques lenteurs, les nobles lenteurs de la réflexion africaine,
les lenteurs-saveurs du temps qui se suspend le soir sous le banyan du village
sous lequel les mots continuent à couler, enjoués, sérieux, authentiques du plaisir de parler.
Les lenteurs-sagesse, car si les mots existent, ce n’est pas uniquement pour les prononcer.
Si un mot sort d’une bouche, c’est pour qu’une oreille l’écoute.
Des mots pour que l’oiseau présent et passé, pour que Monsieur le Président les entendent.
Qu’importe leurs fonctions, tous ont deux oreilles.
A eux d’avoir la sagesse de l’écoute…
Ainsi est l’Afrique, trop riche pour rentrer dans un formulaire comme Madame Bâ.
A chacun d’entendre … depuis la connaissance de son « tana », son animal interdit
A chacun « la liberté d’aller tranquillement chasser la vérité »…
Alain DD