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La Mystique spéculative de Maître Eckhart

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LA MYSTIQUE SPÉCULATIVE DE MAITRE ECKHART

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Nous voudrions, dans ce chapitre, cerner plus précisément les aspects philosophiques et théologiques de la mystique rhénane, en particulier celle de Maître Eckhart lui-même. Nous essayerons pour ce faire d’en retracer la généalogie intellectuelle, depuis les spéculations de l’Antiquité grecque tardive jusqu’à l’école dominicaine allemande. Ensuite, nous envisagerons la mystique eckhartienne en en privilégiant les deux thèmes selon nous centraux : la théologie négative et la déification. La première peut être comprise comme la voie d’accès au Dieu suressentiel, la seconde comme le résultat de cette union.

Par définition, la “mystique” suppose que l’on tente d’établir un rapport direct, immédiat avec Dieu. Mais ceci est vrai pour toutes les mystiques, qu’elles soient d’Occident ou d’Orient. On peut dès lors se demander quelle est la particularité, la spécificité de la mystique rhénane. Le point essentiel est, semble-t-il, qu’elle s’enracine fortement dans la tradition néoplatonicienne, christianisée aux Ve-VIe siècles par le Pseudo-Denys, et redécouverte par l’école dominicaine allemande aux XIIIe-XIVe siècles. C’est dans ce néoplatonisme chrétien que se sont élaborées les notions de théologie négative et de déification. Il nous faut donc, pour commencer, retourner aux sources païennes de la mystique chrétienne. Nous le ferons en nous appuyant notamment sur l’ouvrage de Deirdre Carabine, The Unknown God, Negative Theology in the Platonic Tradition : Plato to Eriugena (1995), qui nous permettra de baliser les premières étapes du parcours qui conduit de Denys à Eckhart. Dans son étude, Carabine insiste avec pertinence sur le lien qui existe entre la théologie négative et le mysticisme, lien nettement marqué dans la Théologie mystique de Denys le Pseudo-Aréopagite. Notons que la théologie apophatique ou théologie négative n’a rien d’un agnosticisme. Elle est mystique. Comme l’écrit Berdiaev, cette théologie “affirme l’existence d’une voie spirituelle menant vers le mystère divin, vers l’Inconnaissable, vers ce qui ne saurait s’exprimer par des concepts positifs ; elle affirme qu’il est possible à l’homme de vivre le divin, de participer et de s’unir à lui.”

1. Les sources païennes de la mystique chrétienne : le néoplatonisme

Deirdre Carabine se pose la question de savoir si Platon peut être considéré comme le “père de la théologie négative”. Sans répondre absolument par l’affirmative, elle souligne que quelques éléments de sa philosophie préparent l’apophatisme, comme par exemple l’ébauche d’une métaphysique de l’Un dans le Parménide. La première hypothèse de ce dialogue est en effet que “l’Un est un” et qu’il ne participe d’aucune manière à l’être. Mais si l’Un n’est pas, il n’est même pas un, ce qui contredit l’hypothèse précédente. Il ressort de ceci que l’Un est ineffable et inconnaissable, car l’on ne peut pas même dire qu’il est un, étant au-delà de l’être.

Le Parménide sera l’objet de nombreux commentaires de philosophes platoniciens et néoplatoniciens qui accentueront cette dimension apophatique du dialogue de Platon. Autre élément dans le platonisme qui annonce la théologie négative, l’Idée du Bien au-delà de l’être.

Comparé au soleil dans le livre VI de la République, le Bien en soi règne sur le monde intelligible comme le soleil sur le monde sensible ; source inconditionnée du monde des Idées, il est au-dessus de toute essence, “en dignité et en puissance”. Sans doute Platon ne fut pas un théoricien de la mystique mais il a donné là-aussi, avec d’autres, certaines des bases sur lesquelles se fonde la pensée mystique, en particulier l’idée, fort répandue chez les Grecs anciens, qu’existerait en l’homme un principe spirituel immortel, l’âme. D’origine “divine”, celle-ci est prisonnière d’un corps qu’elle désire quitter — par l’extase ou la mort — pour contempler les Idées. Il n’est pas besoin de rappeler que, dans cette perspective dualiste, le monde sensible est fortement dévalorisé par rapport au monde intelligible dont l’âme participe.

Un autre moment important dans l’histoire de la théologie apophatique à ses débuts est la fusion, au Ier siècle de notre ère, du platonisme et de la conception juive de Dieu chez Philon d’Alexandrie. Ce dernier soutient que l’essence divine est incompréhensible. Dans ce même esprit, les premiers Pères de l’Eglise jettent les bases de l’apophatisme chrétien. Comme Philon, les Pères grecs affirment que la connaissance de l’essence de Dieu est au-dessus des forces naturelles de l’homme. C’est toutefois avec le néoplatonisme qu’apparaît véritablement une mystique unitive fondée sur une théologie négative ou, pour mieux dire, une hénologie négative. Plotin, le principal auteur du néoplatonisme, est le premier à développer réellement la théologie apophatique. L’Antiquité tardive a été marquée par des courants philosophiques à forte coloration religieuse, tels le gnosticisme et l’hermétisme égyptien. On a pu dire que la philosophie s’était muée en théologie. C’est dans un tel contexte qu’il faut comprendre la naissance, au IIIe siècle de notre ère, du néoplatonisme, système philosophique et en un sens religieux, apparu à Alexandrie autour d’Ammonios Saccas et surtout de Plotin. Le néoplatonisme se développera non seulement à Alexandrie mais aussi à Rome, en Syrie, à Athènes, en somme dans une grande partie de l’Empire romain. Les principaux théoriciens de cette doctrine après Plotin (IIIe s.) seront Porphyre (IIIe-déb. IVe s.), Jamblique (IIIe-IVe s.), Proclus (Ve s. ) et Damascius (Ve-VIe s.).

Rappelons brièvement quels sont les thèmes fondamentaux du néoplatonisme. Tout émane de l’Un, principe inconditionné au-delà de l’être même, que Plotin identifie à l’Idée du Bien en soi chez Platon (République, livre VI). Plotin qualifie cet Un-Bien au-dessus de tout de première hypostase, substance ou sujet qui demeure permanent sous le changement. L’Un est absolument simple. Viennent ensuite les deux autres hypostases : l’Intelligence et l’Ame. A la seconde hypostase — l’Intelligence (noûs) — correspondent également le monde intelligible et l’être. Il y a donc une dualité dans la seconde hypostase : celle de l’être et de la pensée.

Quant à la troisième hypostase, l’Ame, elle est intermédiaire entre le monde intelligible et le monde sensible dont elle est l’instance organisatrice. En-dessous de cette triade se trouve la matière, quasi néant dans lequel notre âme est prisonnière. Cette matière est pour Plotin un non-être et la source du mal. A ce mouvement de procession ou d’émanation à partir de l’Un qui produit tout correspond un mouvement inverse de conversion, de retour universel vers le principe, dont l’amour (erôs) de la beauté est le moteur. L’âme individuelle est une émanation de l’Ame universelle.

A ce titre, elle procède en dernière analyse de l’Un, elle a donc une part que l’on pourrait appeler “divine”. Aussi l’âme humaine doit-elle, par une sorte d’“expérience intérieure” de la contemplation, rejoindre cet Un dont elle émane, retourner à son origine, à son principe. C’est une quête ascétique et suprarationelle de l’Unité. Quand elle y parvient, l’âme connaît alors l’“extase”, la fusion dans l’Un absolu, source de tout. C’est l’érotique platonicienne du Banquet et du Phèdre qui donne à Plotin les métaphores avec lesquelles il décrit, dans les Ennéades, cette expérience de l’union avec le premier principe. Une telle philosophie était d’emblée accordée à une mystique, la mystique de l’Un que l’on atteint en renonçant au monde multiple, en se détachant de lui. On ne peut saisir l’Un qu’au travers d’une expérience mystique non intellectuelle car l’Un n’est pas objet de pensée, étant au-delà de l’Intellect. C’est dans la “simplicité du regard” que l’on atteint l’Un, par-delà la multiplicité. La dynamique du néoplatonisme est donc la suivante : Unité originaire, division, retour à l’Unité. Mais de l’Un absolu et transcendant, on ne peut rien dire, pas même qu’il “est” car il précède toute détermination ontologique. On ne peut appliquer aucun concept à l’Un, pas même celui d’être.

L’Un n’est ni être ni pensée. En quelque sorte, il n’est pas. Il est ineffable, au-delà de toute représentation, inaccessible aux images comme à la pensée. On ne peut le concevoir que par voie de négation (apophasis), en écartant toute multiplicité. Les néoplatoniciens tardifs iront encore plus loin dans ce chemin d’inconnaissance, accentuant à l’extrême la transcendance de l’Un. Proclus affirme avec force l’incognoscibilité du premier principe. Quant à Damascius, il parle de l’Un comme de l’“Ineffable” ou de l’“Indiscible”. Dans son traité Sur les premiers principes, il pousse si loin les apories qu’il lui devient impossible de parler de son sujet car “nous ne le connaissons ni comme connaissable ni comme inconnaissable”. Avec lui, la méthode apophatique devient des plus radicale. C’est là une hénologie négative : l’Un est au-delà de tout ce que l’on peut en dire, au-delà des images, des mots, des concepts.

Cette idée, christianisée par Denys le Pseudo-Aréopagite, donnera véritablement “naissance” à la théologie négative ou apophatique, même s’il y a eu des ébauches d’une telle démarche avant, en particulier chez les Pères cappadociens. Surtout il s’agit maintenant d’une théologie au sens propre, c’est-à-dire d’une science d’un théos transcendant (le Dieu chrétien séparé du monde), et non plus d’une hénologie, une science de l’Un (hén).

Avant d’en venir à ce néoplatonisme chrétien ou christianisme néoplatonisant de Denys, nous aimerions nous arrêter quelques instants sur le rapport qui existe, selon nous, entre la théologie (hénologie) négative et l’idée d’infini. Il nous paraît en effet que l’infinité du premier principe, Dieu ou l’Un, est la condition de possibilité de l’apophatisme. Un Dieu infini est, au sens propre du terme, “incompréhensible”. Il excède donc tout ce que l’on peut dire de lui. A l’inverse, on ne voit pas pourquoi un Dieu fini ne pourrait pas être connu, en droit sinon en fait. Or la catégorie d’infini n’était pas valorisée pendant l’Antiquité classique. Les penseurs de ce temps (pythagoriciens et platoniciens en particulier) chargeaient l’infini d’une connotation affective négative, le rejetant comme imparfait. Schématiquement, on pourrait dire qu’une sorte d’idéal artistique de la finition s’était imposé, suivant lequel la perfection se trouve dans le fini et non dans l’infini, synonyme d’inachèvement. Dans ces conditions, l’infini ne pouvait être l’attribut de Dieu ou du premier principe. Un tel contexte mental n’était pas favorable à l’émergence d’une théologie apophatique. C’est justement avec les néoplatoniciens, puis avec les Pères de l’Eglise, que s’opéra une grande transmutation de la valeur affective de l’infini qui devint, sous la pression de la théologie, l’attribut de Dieu et donc le paradigme de la perfection et du bien. Notons que c’est également à ce moment qu’est apparue la doctrine de la toute-puissance de Dieu comme conséquence de son infinité. De cette mutation intellectuelle dans l’Antiquité tardive, Jonas Cohn s’est fait le brillant analyste dans son Histoire de l’Infini dans la pensée occidentale jusqu’à Kant[96]. Alors qu’Aristote avait dénié toute réalité à l’infini en acte, les penseurs de l’Antiquité finissante lui reconnaissaient une existence en tant qu’attribut divin. Comme tel, l’infini devenait objet de vénération. C’est là un renversement de la valeur affective et cognitive de l’infini. Dieu étant infini, il est de ce fait même incompréhensible, insaisissable, inconnaissable. Sa transcendance interdit que l’on puisse le concevoir tel qu’il est et le nommer de manière adéquate. Seule l’approche négative convient à un tel Dieu. On le voit, tout semble réuni pour le développement de l’apophatisme, c’est-à-dire la connaissance négative de Dieu.

Cependant, la question se pose de savoir comment l’on connaît ce Dieu ou ce premier principe, qui par ailleurs est présenté comme inconnaissable ? Autrement dit, si Dieu est inconnaissable, comment le connaît-on ? Comment sait-on qu’il existe ? Ceci ne suppose-t-il pas la Révélation d’un Dieu inconnaissable, transcendant et infini ? Pourtant, avec le néoplatonisme, nous ne sommes pas dans le cadre d’une religion révélée. Cependant, même dans le cadre d’une religion révélée comme le christianisme, il y a d’une part le Dieu cataphatique qui est le Dieu de la Révélation, Créateur du monde et des hommes, et de l’autre le Dieu auquel s’adressent les mystiques, le Dieu apophatique qui ne s’est pas manifesté dans l’histoire du monde. Pour le néoplatonisme, il n’y a en quelque sorte que ce Dieu là, c’est–à-dire l’Un, lequel est à la fois connu et inconnaissable[97]. On sait “qu’il est”, mais on ne sait pas “ce qu’il est”. Plus exactement, pour les néoplatoniciens le premier principe est l’absolument simple au-delà de l’être même. Comment dire cela ? Nous sommes ici en face d’un des paradoxes constitutifs de la mystique : comment dire l’indicible ? Comment énoncer cette réalité qui échappe à tout langage ?

Ou encore, comment dépasser les limites du langage et de la pensée, tout en restant dans le domaine du langage et de la pensée ? L’apophatisme radical ne condamne-t-il pas au silence ? C’est tout le problème de la “fable mystique”, pour reprendre librement la belle expression de Michel de Certeau. Dieu échappe à la désignation par le langage et c’est pourtant dans le langage que l’on rend compte de ce caractère ineffable du divin. En un sens, de même que l’homme peut comprendre le statut de l’incompréhensibilité de Dieu, de même il lui est possible de dire l’indicible, notamment en recourant à des métaphores qui se corrigent l’une l’autre. C’est du reste ce que font les mystiques lorsqu’ils veulent témoigner d’une expérience unitive que souvent ils qualifient eux-mêmes d’incommunicable. Car l’union avec ce premier principe inconnaissable est cependant postulée, même s’il semble assez difficile de l’exprimer en mots.

2. La mystique chrétienne : Denys l’Aréopagite

Envisageons à présent le rôle joué par le Pseudo-Denys[99] dans la christianisation du néoplatonisme, laquelle a substitué à l’hénologie négative païenne une théologie négative chrétienne. Le personnage que nous connaissons sous le nom de Pseudo-Denys ou Denys le Mystique a voulu se faire passer, par un procédé pseudépigraphique, pour l’Athénien converti par saint Paul lors de son discours à l’Aréopage (Actes des Apôtres 17, 16-34), d’où son surnom d’Aréopagite. Cette identification mythique n’a pas peu joué dans le prestige et l’influence considérable qu’a exercés l’œuvre du Pseudo-Denys, tant en Orient (Maxime le Confesseur, Jean Damascène, Grégoire Palamas) qu’en Occident (Jean Scot Erigène, les Victorins — Hugues et Richard de Saint-Victor —, saint Bernard, Thomas d’Aquin, Bonaventure, les Rhénans — Eckhart, Tauler et Suso —, Ruusbroec, Gerson, Nicolas de Cues, Jean de la Croix, Angelus Silesius, Bérulle, Fénelon). Ce sera une des sources les plus importantes de la pensée médiévale. Les Grecs semblent avoir été moins dupes de la supercherie que les Latins.

L’empreinte de Denys fut peut-être plus grande encore en Occident du fait de la confusion supplémentaire, introduite vers 830 par son premier traducteur latin Hilduin, entre le Pseudo-Aréopagite et le premier évêque de Paris (IIIe s.). Martyr supplicié sur la colline appelée par conséquent Montmartre — le Mont des martyrs — l’évêque Denis est un saint “céphalophore” qui aurait porté sa tête du lieu de son martyre jusqu’à celui de sa sépulture où fut fondée l’abbaye de Saint-Denis. Ce ne sont donc pas deux mais trois personnages qui ont été amalgamés dans la figure de Denys. Déjà mise en doute par Abélard au XIIe siècle, cette légende a été contestée à la Renaissance par Lorenzo Valla et Erasme. Il fallut toutefois attendre les travaux de Stiglmayr et Koch (tous deux catholiques) à la fin du XIXe siècle pour que l’Eglise accepte de ne plus identifier l’auteur du Corpus dionysiacum au disciple de l’apôtre Paul.

Ces deux savants allemands ont fait des recoupements minutieux entre l’œuvre de Denys et celle de Proclus (412-485), montrant que le premier avait transposé dans un langage chrétien des thèmes du second. Des études plus récentes insistent également sur l’influence de Damascius (Ve-VIe s.). Lambros Couloubaritsis propose une interprétation intéressante des raisons pour lesquelles le Pseudo-Denys a tâché de se faire passer pour un contemporain des premiers temps du christianisme. Voici ce qu’il écrit à ce sujet : “(…) l’intention qui guide la parution de textes inspirés par le néoplatonisme tardif sous le nom du premier disciple de saint Paul, est de conférer à la théologie chrétienne, telle qu’elle est élaborée par les théologiens néoplatoniciens, une primauté historique par rapport au paganisme et au néoplatonisme hellénique. En plagiant les philosophes de son époque, tout en tentant de faire voir que c’est eux qui plagient le néoplatonisme chrétien, Pseudo-Denys pouvait utiliser les apports les plus essentiels du néoplatonisme tardif en faveur du christianisme, sans qu’on lui reproche d’emprunter l’essentiel de sa théologie à une pensée ennemie du christianisme.”

La critique contemporaine en s’appuyant, d’une part, sur les dates de la vie de Proclus (412-485) et, de l’autre, sur le moment de la première apparition des écrits aréopagitiques vers les années 530 dans les milieux du monophysisme modéré, autour de Sévère d’Antioches, s’accorde à voir dans le Pseudo-Denys un auteur des Ve-VIe siècles, peut-être un moine syrien. Tel qu’il nous est parvenu, le Corpus dionysien ou Corpus areopageticum comprend quatre traités et dix Lettres : les Noms divins, la Théologie mystique, la Hiérarchie céleste et la Hiérarchie ecclésiastique. Ces deux derniers ouvrages transposent la structure hiérarchique de l’émanatisme néoplatonicien, celui de Proclus en particulier, dans les mondes angélique et humain, le tout ordonné selon les trois étapes de la vie spirituelle : purification, illumination et union. Toutefois, ce sont surtout les Noms divins et plus encore la Théologie mystique qui nous intéressent ici.

Nous voudrions, dans ce chapitre, cerner plus précisément les aspects philosophiques et théologiques de la mystique rhénane, en particulier celle de Maître Eckhart lui-même. Nous essayerons pour ce faire d’en retracer la généalogie intellectuelle, depuis les spéculations de l’Antiquité grecque tardive jusqu’à l’école dominicaine allemande.Denys n’est pas l’inventeur de la théologie négative chrétienne. Il y a eu toute une élaboration patristique de l’apophatisme. On trouve les prémices d’une telle approche chez les Apologistes (Justin, Théophile d’Antioche) au IIe siècle, de même que chez Clément d’Alexandrie (IIe-IIIe s.).

L’apophatisme chrétien va se développer considérablement au IVe siècle dans le cadre de la controverse contre l’arien Eunome, lequel soutenait qu’il était possible de connaître l’essence de Dieu. Pour lui, le caractère inengendré de Dieu était le fondement de l’essence divine. Dès lors, il niait l’incompréhensibilité de Dieu et, par conséquent, toute théologie négative chrétienne.

Les Cappadociens (Basile le Grand, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze) et Jean Chrysostome vont tâcher de le réfuter en s’appuyant sur la voie négative : Dieu est inconnaissable, incompréhensible et inexprimable dans son essence mais cependant connaissable dans ses manifestations. On connaît que Dieu est, mais non ce qu’il est. On sait de Dieu ce qu’il nous a révélé de lui-même, mais son essence demeure inaccessible à la connaissance humaine. C’est là le point de vue développé par Basile de Césarée et Grégoire de Nysse dans leur Contre Eunome, de même que par Jean Chrysostome dans son Traité sur l’incompréhensibilité de Dieu qui réunit des homélies prononcées à Antioche en 386-387 contre les partisans d’Eunome. En dehors de ce contexte polémique, c’est surtout Grégoire de Nysse qui donne toute son ampleur à la théologie négative, en particulier dans sa Vie de Moïse qui expose une mystique de la Ténèbre divine.

Cependant, c’est le Pseudo-Denys qui a produit la théorie la plus systématique de la théologie négative, l’associant vigoureusement à sa théologie mystique. Il est aussi le premier à articuler de manière rigoureuse la théologie cataphatique et la théologie apophatique. On peut donc considérer sans trop d’exagération que l’apophatisme chrétien mystique — ce que l’on pourrait appeler la “mystique négative” — connaît son plus complet développement avec lui. L’ouvrage de Denys qui l’expose pleinement est la Théologie mystique.

Schématiquement le Pseudo-Denys distingue trois voies d’approche du divin, trois théologies liées entre elles : la théologie affirmative, la théologie négative et la théologie mystique.
La première voie, affirmative ou positive, consiste à affirmer un certain nombre de connaissances que l’on a de Dieu à partir de sa création, en particulier “qu’il est”.

C’est le cataphatisme, à savoir ce que l’on peut dire de Dieu à partir de ses manifestations. Cette théologie affirmative ou connaissance cataphatique de Dieu se subdivise à son tour en trois sous-ensembles, selon le type d’affirmations sur Dieu (scripturaires, philosophiques, symboliques) dont il est question. Pour les affirmations issues de l’Ecriture (Dieu est divisé en trois personnes, il s’est incarné… ), le Pseudo-Denys renvoie à son traité perdu des Esquisses théologiques. Il envisage également nombre de ces attributs bibliques dans les Noms divins. Quant aux affirmations de nature philosophique (Dieu est le Bien, l’Etre, la Vie, la Sagesse… ), Denys en a traité dans les Noms divins et dans sa neuvième Lettre. Enfin, pour ce qui est des affirmations symboliques, par images (le sein de Dieu, sa colère, ses paroles qui sont comme du vin et du miel… ), le Pseudo-Aréopagite les a étudiées dans sa Lettre 9 ainsi que dans un traité perdu intitulé la Théologie symbolique.

La deuxième voie, dite négative, consiste à nier tout ce que l’on peut dire de Dieu, car il est toujours au-delà. C’est la connaissance apophatique de Dieu. Cet apophatisme rend compte de l’incapacité absolue de l’esprit humain de dire “ce qu’est Dieu”, autrement dit son essence ou, comme préfère l’écrire Denys, sa suressence. Toute affirmation sur Dieu, de nature sensible ou intelligible, doit être niée. Toutefois ces négations elles-mêmes devront être à leur tour niées car la suressence divine est au-delà des affirmations et des négations.

La troisième voie, mystique ou superlative, réalise en quelque sorte la synthèse des deux précédentes. Elle montre en effet que les théologies positive et négative, quoiqu’opposées, sont cependant nécessairement liées et dépassées par la théologie mystique. Après que les noms divins aient été affirmés (voie cataphatique) puis niés (voie apophatique), ils sont réaffirmés en une tout autre acception et un tout autre sens que ce qui peut être dit de n’importe quoi d’autre, un sens inconcevable à la raison humaine, car Dieu est un hyper-Bien, un hyper-Être, une hyper-Vie,… On le voit, la négation vise en fin de compte à renforcer l’affirmation. Cette voie superlative ou d’éminence consiste à dire que Dieu est tout ce qu’on a affirmé de lui, mais sur un mode éminent et ineffable. En somme, cette dernière voie insiste sur l’absolue transcendance de Dieu qui est “au-delà de tout” (expression que Denys reprend à Grégoire de Nazianze). Or, arrivé à ce stade de connaissance par l’inconnaissance de la Ténèbre divine, au-delà des perceptions sensibles et des opérations intellectuelles, se produit l’expérience mystique de l’extase, autrement dit la sortie de soi et l’union à Dieu dans le silence, ce que Denys appelle hénôsis.

Il y a donc, au-delà de l’inconnaissance, une possibilité de “connaître” Dieu par l’union (hénôsis), une connaissance par contact avec la lumière suressentielle. Dans cette illumination, l’homme retrouve, après le dispersion dans le multiple, la perfection de l’Unité. L’union à Dieu dans la sortie de soi, autrement dit l’extase, entraîne la déification ou divinisation de l’homme (théôsis). Il s’agit là d’une idée qui a été abondamment développée par les Pères grecs (Alexandrins et Cappadociens). C’est elle qu’exprime la formule “Dieu s’est fait homme, pour que l’homme soit fait Dieu”. Ce thème de l’union divinisatrice ou déifiante sera promis à un bel avenir, surtout en Orient mais aussi en Occident puisqu’on le retrouvera chez Eckhart. On peut toutefois penser qu’une part importante des ennuis du Thuringien viendra du fait qu’il a mis cette question de la déification du chrétien au cœur de sa mystique alors que cette notion, centrale dans la théologie orthodoxe, occupe une place plus incertaine dans la théologie latine où elle est suspectée d’entretenir des rapports ambigus avec le panthéisme.

L’œuvre du Pseudo-Denys est à ce point imprégnée des thèmes du néoplatonisme tardif (l’Un ineffable, les hiérarchies) qu’on a pu se demander s’il s’agissait encore bien de christianisme. Sur cette question, les avis sont partagés. Il semble toutefois que Denys se révèle profondément chrétien pour ce qui concerne les points fondamentaux. Ainsi par exemple l’émanatisme ne se substitue pas à la Création. D’autre part, même si la place du Christ est problématique dans le Corpus areopageticum, Denys n’en maintient pas moins fermement le dogme de l’Incarnation (cf. Lettre 4). Il est vrai que sa pensée christologique a tantôt été interprétée dans un sens chalcédonien — donc conforme au dogme des deux natures humaine et divine au sein de l’unique personne du Christ tel que cela a été défini au quatrième concile œcuménique réuni en 451 à Chalcédoine — , tantôt dans un sens monophysite, c’est-à-dire ne reconnaissant au Christ qu’une seule nature, la nature divine. Par ailleurs, René Roques rapproche la christologie dionysienne du schème néoplatonicien de l’expansion de l’Un dans le multiple. Il s’agit donc bien d’un néoplatonisme chrétien ou d’un christianisme fortement néoplatonisant.

La transmission jusqu’à Maître Eckhart et l’école dominicaine allemande de ce néoplatonisme chrétien dans l’Occident médiéval est bien connue, de même que celle du néoplatonisme hellénique d’ailleurs. Pour ce qui est du premier, le néoplatonisme chrétien, il semble que l’on puisse schématiquement faire le distinction, avec Josef Koch, entre un “néoplatonisme augustinien” et un “néoplatonisme dionysien”. Toutefois, ces deux néoplatonismes, celui d’Augustin et celui de Denys, se retrouvent dans le thème de la conversion, autrement dit du retour de l’âme vers son principe. Mais il y a cependant une différence importante entre les deux par rapport à la manière de comprendre cette conversion. Alors que l’union à Dieu dans la théologie augustinienne s’exprime par une participation limitée au premier principe — car il y a une borne à la ressemblance entre l’âme et Dieu —, la conversion prend une valeur beaucoup plus forte dans la perspective dionysienne qui est aussi celle de beaucoup de Pères grecs : il s’agit de l’aspiration à devenir “ce que Dieu est” (théôsis), à s’identifier à Dieu au travers de l’union mystique. En somme, selon l’augustinisme, l’âme au sommet de la vision devient “semblable à Dieu”, tandis que, selon la mystique dionysienne et la patristique grecque, l’âme est anéantie pour devenir “ce qu’est Dieu”. Dans les deux cas, il y a participation de l’homme à Dieu : l’homme, en tant que réalité inférieure, participe d’une réalité supérieure ; mais dans le premier, cette participation est limitée, tandis que dans le second, elle est totale, de sorte que l’on arrive à une véritable divinisation ou déification de l’homme. Cette “métaphysique de la conversion”, selon l’expression d’Etienne Gilson, sera un aspect fondamental de la mystique d’Eckhart qui l’associera à la théologie négative du Pseudo-Aréopagite.

Il n’est pas nécessaire de rappeler l’importance énorme de saint Augustin sur la pensée théologique latine. Quant à l’œuvre de Denys, nous l’avons déjà souligné, elle a aussi exercé une influence considérable dans la chrétienté occidentale, particulièrement à partir de la période carolingienne. A ce moment-là en effet, le Corpus areopageticum sera traduit en latin, le basileus Michel III en ayant envoyé une copie grecque à l’empereur Louis le Pieux en 827. L’abbé de Saint-Denis, Hilduin, fut alors chargé de le traduire. Rappelons que l’on doit à ce même Hilduin une Passio sanctissimi Dionysii qui accrédite la légende selon laquelle le (pseudo) disciple de Paul fut aussi le premier évêque de Paris. Insatisfait de la version d’Hilduin, Charles le Chauve, fils de Louis le Pieux, demanda une nouvelle traduction du Corpus dionysien au plus grand “intellectuel” du temps, Jean Scot Erigène (Eriugena, “Fils de l’Eire”) (vers 810-vers 870). C’est dans cette version de Scot que le monde latin lira les œuvres de Denys jusqu’à la fin du Moyen Age, malgré deux tentatives ultérieures de traduction, celles de Jean Sarrazin et de Robert Grosseteste. Eckhart utilisera toutefois aussi la version de Sarrazin dont il cite la préface à la Théologie mystique de Denys dans son Commentaire de l’Exode (§ 237).

Bien que certaines œuvres de Scot aient fait l’objet de condamnations de son vivant (conciles de Valence, 855, et de Langres, 859) et après (concile de Paris, 1210; en 1225, le pape Honorius III interdit de le lire sous peine d’excommunication) sa traduction et ses commentaires du Corpus areopageticum n’ont cessé de faire autorité pendant toute la période médiévale. Jean Scot fut donc bien le principal médiateur du néoplatonisme dionysien en Occident. Voilà comment l’influence de Denys a pu s’exercer directement sur Maître Eckhart. Par ailleurs, Kurt Ruh] a montré que les œuvres de Jean Scot elles-mêmes n’étaient pas ignorées du Moyen Age allemand, notamment d’Eckhart qui a donc connu Denys essentiellement par l’intermédiaire de Scot.

Mais à la différence des autres grands théologiens mystiques, le Thuringien n’a pas commenté directement la Théologie mystique du Pseudo-Denys. C’est dans ses sermons essentiellement qu’apparaissent les thèmes dionysiens, au service de l’intelligence de l’Ecriture et de la foi. Maître Eckhart n’a pas abordé de front le commentaire du Corpus areopageticum, à la manière d’un exercice d’école à finalité spirituelle, mais c’est toute sa prédication en allemand, et aussi en quelque manière son œuvre exégétique en latin, qui sont imprégnées profondément de l’approche dionysienne du divin.

Pour ce qui est de la diffusion du néoplatonisme hellénique authentique, celui qui n’a pas été christianisé, elle est passée par deux voies : le Liber de causis d’une part, les traductions de Proclus de l’autre. Liber de causis (Livre des causes) est le titre sous lequel a été traduit en latin au XIIe siècle (entre 1167 et 1187, par Gérard de Crémone) le Kalâm fî mahd al-Khair (Livre du Bien pur), ouvrage composé au IXe siècle par un Arabe anonyme. Il s’agit pour l’essentiel d’une compilation des Eléments de théologie de Proclus. Cet ouvrage, longtemps attribué à Aristote, a été commenté par plusieurs auteurs, parmi lesquels Albert le Grand et Thomas d’Aquin. L’autre étape a été la traduction de quatre textes de Proclus par le dominicain flamand Guillaume de Moerbeke (1215-1286) : l’Elementatio theologica (1268), les Tria opuscula (1280-1281), les Commentaires sur le Timée et sur le Parménide (1286).
On le voit, la diffusion de la tradition néoplatonicienne — chrétienne aussi bien qu’authentique — est clairement attestée. C’est elle qui va nourrir, dans le milieu de culture des dominicains allemands des XIIIe-XIVe siècles, l’élaboration d’une mystique unitive originale fondée sur une théologie (hénélogie) négative.

3. L’école dominicaine allemande

Venons-en maintenant à la pensée de Maître Eckhart. Celle-ci s’appuie sur la mystique de l’union déifiante, laquelle est fondée sur la théologie négative. Nous avons vu l’élaboration de cette dernière dans l’Antiquité tardive puis sa transmission au Moyen Age. Avant d’aborder Eckhart lui-même, il faut cependant dire un mot du milieu culturel dans lequel il s’inscrit : l’école dominicaine allemande]. Avec la théologie vernaculaire des béguines et la scolastique universitaire, l’école des dominicains de Cologne constitue un des éléments importants du contexte culturel dans lequel s’inscrit l’œuvre du Thuringien. La recherche menée ces dernières années a en effet montré l’influence de l’école dominicaine de Cologne sur Maître Eckhart.

Le philosophe Kurt Flasch et son école (l’école de Bochum, dont les principaux représentants sont Burkhard Mojsisch et Loris Sturlese) ont — les premiers — mis au jour un important courant de pensée théologique et philosophique dans l’Allemagne (province dominicaine de Teutonia) des années 1250 à 1350 et dont Albert le Grand est l’initiateur. Alain de Libera, dans l’espace francophone, se rattache à cette approche qu’il présente dans son introduction philosophique à La mystique rhénane, d’Albert le Grand à Maître Eckhart. Les protagonistes de ce courant sont tous des disciples d’Albert le Grand (vers 1200-1280), dominicains comme lui et formés au Studium generale de Cologne : Ulrich de Strasbourg (vers 1220-1277), Dietrich de Freiberg (vers 1250-vers 1320), Maître Eckhart (vers 1260-vers 1328), Berthold de Moosburg (actif vers 1340/† après 1361) dernier des théologiens rhénans. Présentée dans cette perspective, la mystique rhénane apparaît comme l’expression d’une théologie scolastique déterminée, à savoir celle d’Albert, source de l’école dominicaine de Cologne des XIIIe-XIVe siècles et, au-delà, de la philosophie allemande. A l’origine de cette théologie se trouve donc Albert le Grand, lequel a imprimé à la spiritualité dominicaine de la province de Teutonia “une tournure néoplatonico-dionysiaco-avicennienne” (Filthaut).

C’est ce que Alain de Libera a appelé “l’héritage albertinien”. Cet héritage emprunte à trois traditions : d’Augustin il reprend la théologie de la béatitude ; d’Avicenne la noétique de l’émanation ; et de Denys la théologie de l’union mystique. La seule énumération de ces trois noms — Augustin, Avicenne, Denys — suffit à nous faire voir que nous sommes là en présence d’une pensée fortement néoplatonisante, sinon néoplatonicienne. Dans ce milieu culturel des dominicains allemands du XIVe siècle s’élaborera une hénologie négative, délibérément opposée à la métaphysique comme science de l’être en tant qu’être. Préparée par Dietrich de Freiberg et Maître Eckhart, cette critique néoplatonicienne de la philosophie première comme ontologie trouve son achèvement dans le commentaire sur les Eléments de théologie de Proclus, l’Expositio in elementationem theologicam Procli écrit par Berthold de Moosburg vers 1320 environ. Cette grande œuvre d’exégèse néoplatonicienne du bas Moyen Age préfigure le platonisme de la Renaissance.

Bien sûr, on ne saurait oublier que Thomas d’Aquin a été, jusqu’en 1252, l’élève d’Albert le Grand au Studium generale de Cologne et qu’il est cependant resté fidèle à Aristote et à sa philosophie de l’être. Tous les disciples d’Albert, et à fortiori tous les dominicains, ne furent pas néoplatoniciens. Si l’on envisage les théologiens, philosophes, prédicateurs spirituels, qui ont occupé la scène philosophique et religieuse en Allemagne à partir des années 1250, on remarque que l’on est en présence de deux courants séparés qui rarement convergent : un courant albertinien et un courant thomiste.

Si Maître Eckhart n’ignore pas saint Thomas, comme en témoigne notamment l’Opus tripartitum, il s’inscrit toutefois davantage dans la lignée néoplatonisante de l’albertisme, fondement de sa mystique unitive. On a souligné les similitudes entre la pensée de Dietrich de Freiberg et celle d’Eckhart. Toutefois, même si ce dernier peut avoir subi l’influence de Dietrich, il semble exagéré de vouloir trouver en lui la clé de la philosophie eckhartienne, ainsi que Kurt Flasch l’a espéré. Comme les autres dominicains de Cologne, Dietrich de Freiberg se montre fidèle au néoplatonisme qu’il essaye de concilier avec l’augustinisme et l’aristotélisme. Eckhart se place également dans cette perspective générale. Le thème essentiel de l’école d’Albert est la théorie de l’intellect. L’“intellect acquis” — ou Intellectus adeptus —, qui n’est pas intellect par naissance mais par acquisition, est l’état de l’âme humaine entrée en conjonction avec l’Intellect agent séparé, et par extension avec Dieu lui-même. L’Intellect agent est une notion issue de la philosophie gréco-arabe, il s’agit d’une substance séparée, une intelligence du cosmos, unique pour tous les hommes. C’est en partie aussi sur fond de cette métaphysique de l’intellect que repose la mystique de l’union à Dieu développée par Maître Eckhart. Ce dernier identifie cet état de l’âme humaine reliée à l’Intellect agent (ou, comme l’appelle plus volontiers Eckhart, le fond de l’âme) à l’état de l’homme qu’il qualifie alternativement de “noble”, “pauvre” ou “détaché”.

4. Maître Eckhart : théologie négative et déification

Notre propos n’est pas de présenter une vue exhaustive de la pensée eckhartienne, cela a déjà été fait ailleurs. Nous allons plutôt continuer à suivre nos deux fils rouges : la théologie négative et la déification ; lesquels nous permettrons de comprendre le fondement philosophique de la mystique de Maître Eckhart : une théologie mystique négative. Il va sans dire que la manière d’exprimer les choses est différente en latin et en allemand. Ainsi Eckhart, qui en latin développe ses thèses à l’aide d’un vocabulaire scolastique très technique, est amené, pour sa prédication en allemand, à se servir de comparaisons, à utiliser des termes plus concrets de même qu’à créer des mots nouveaux afin de “traduire” en vernaculaire et pour des non-clercs sa pensée théologique. Parmi ces néologismes, on trouve par exemple les mots de Abegescheidenheit (“détachement”) et de Gelâzenheit (“délaissement, abandon, sérénité”), deux notions essentielles dans la mystique du Maître et dont on rencontrera, en tout cas pour la seconde, l’écho chez le dernier Heidegger. Cependant les thèses sont analogues même si les termes pour les exprimer sont différents. Aussi nous ne ferons pas de séparation, dans l’exposé qui suit, entre les thèses de l’œuvre latine et celles de l’œuvre allemande car, pour l’essentiel, elles se recoupent.

Eckhart distingue la Déité (Gottheit) et Dieu (Gott). Notons que cette distinction est purement formelle car le second (Gott) dépend de la première (Gottheit). La Déité, c’est l’Un d’où tout procède, l’essence divine en soi inconnaissable que l’on ne peut évoquer que par négation, en écartant toute multiplicité. C’est en quelque sorte Dieu au-delà de Dieu. Transcendant et ineffable, on ne peut l’aborder qu’au travers de ce que Nicolas de Cues appellera la “docte ignorance”, c’est-à-dire la connaissance apophatique du divin. Dieu, c’est la Déité qui entre en rapport avec les créatures, c’est le Dieu trinitaire manifesté, révélé, et, dès lors, connaissable.

Eckhart a pu dire que Dieu n’existerait pas sans l’homme car la Déité n’est Dieu que lorsqu’il y a des créatures : sans les créatures Dieu ne serait pas. Alors que la Déité est l’objet de la connaissance apophatique, Dieu est l’objet de la connaissance cataphatique. On retrouve ici une distinction opérée par Denys le Pseudo-Aréopagite, et considérablement développée dans la théologie byzantine par Grégoire Palamas au XIVe siècle, celle de la suressence inconnaissable de Dieu d’une part et de ses énergies connaissables et visibles de l’autre : Dieu est inaccessible dans sa suressence mais il se rend participable dans ses énergies.

Eckhart s’inscrit nettement dans la ligne de la théologie négative dionysienne selon laquelle Dieu, qui est ineffable, n’est atteint que dans la mesure où on l’a dévêtu de tous ses noms, le terme de cette démarche apophatique étant le néant divin, lequel n’a rien à voir avec la non-existence de Dieu. Le Dieu néant, c’est le Dieu inconditionnel et transcendant, le néant du manifesté, autrement dit la Déité au-dessus de Dieu : au-dessus des images (Überbildung), un être sans image (Entbildung)]. En qualifiant Dieu ou la Déité de néant (niht), Eckhart ne veut pas dire que Dieu n’est pas, mais qu’il n’est ni être ni néant, ou plus exactement au-delà de l’être et du néant, antérieur à toute représentation de ce qui est et de ce qui n’est pas, précédant toute détermination ontologique. Si l’être est quelque chose, alors Dieu est néant, au sens où il est au-delà de ce qui peut se représenter en termes de manifestation. En tant que Gottheit, Dieu est le tout autre. On comprend dès lors que la Déité ne puisse faire l’objet que d’une connaissance négative et non d’une connaissance analogique.

Cependant, il est vrai que dans le Prologue général à l’Opus tripartitum de même que dans le Prologue à l’Opus propositionum Eckhart dit explicitement que esse est Deus, retournant au passage la proposition traditionnelle : Deus est esse (“Dieu est l’être”). Il paraît de la sorte se placer davantage dans la lignée de l’ontologie thomiste que de l’hénologie néoplatonicienne. Toutefois, la pensée de l’Un ou de la Déité prime chez lui sur la pensée de l’être, car le second dépend du premier. On se souvient que dans les Questions parisiennes de 1302-1303 disputées avec le franciscain Gonzalve d’Espagne († 1313), Eckhart avait soutenu la primauté en Dieu de l’intelligere (le “connaître”) sur l’esse : Deus non intelligit quia est, sed est quia intelligit. Donc, “c’est la pensée qui en Dieu est le fondement de l’être, et non l’être qui fonde la pensée” (est ipsum intelligere fundamentum ipsius esse).

Dieu est Intellect. La divinité connaît l’être et en ce sens le précède comme Verbe ou Intelligence. On retrouve ici une idée néoplatonicienne, celle de la seconde hypostase — Intelligence ou Esprit — qui est au-delà de l’être mais cependant en-dessous de l’Un. Dans la triade — classique au Moyen Age — esse, vivere, intelligere, c’est le troisième terme qu’Eckhart place au premier rang car c’est celui qui présente le plus haut degré d’indétermination. C’est pourquoi, dans l’application qu’il fait de ce ternaire à la Trinité, il attribue au Père l’intelligere, au Fils le vivere et au Saint-Esprit l’esse. Intelligere est donc le plus haut concept indéterminé et à ce titre le plus à même de rendre compte de la transcendance divine. On peut d’ailleurs supposer, avec Etienne Gilson, qu’ultimement l’intelligere lui-même se subordonne — comme dans le néoplatonisme strict — à un terme encore supérieur, l’Un.

Le Prologue de l’Evangile de Jean sert ici de caution scripturaire pour l’affirmation de la primauté du connaître sur l’être : “Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu” (1, 1). L’être étant déjà une manifestation du créé, Eckhart s’efforce de distinguer celui-ci du divin, de détacher le créé du Créateur. En parlant de Dieu comme être, on détermine trop l’infinité divine, on méconnaît sa transcendance absolue. Pourtant, par la suite, Eckhart semble établir une équivalence entre l’être et Dieu. En fait, lorsqu’Eckhart soutient que esse est Deus, il veut dire que l’être qui est est l’être de Dieu. Il l’exprime quand il écrit, dans le Prologue général, que “tout ce qui est, a par l’être et de l’être le fait qu’il peut être ou qu’il est. Donc si l’être est un autre que Dieu, la chose a l’être par un autre que Dieu” (omne quod est per esse et ab esse habet, quod sit sive quod est. Igitur si esse est aliud a deo, res ab alio habet esse quam a deo). Or les choses créées tiennent leur être de l’être de Dieu. Tout “étant” est dans l’être de Dieu ; sans Lui, les choses ne seraient pas. Cependant, Dieu lui-même est au-delà de l’être. C’est pourquoi Eckhart, dans son Commentaire de l’Exode, interprète le célèbre passage où Dieu se révèle à Moïse — Ego sum qui sum (“Je suis celui qui suis”) (Exode, 3, 14) — comme un refus de Dieu de répondre à la question sur son nom ; c’est une negatio negationis (“négation de la négation”), une manière négative de dire l’Un (Unum negative dictum). En se fondant sur Maïmonide, Eckhart montre que c’est la pureté de l’essence divine qui est ici désignée. Car en Dieu, il n’y a pas l’être, mais la pureté de l’être (puritas essendi). Eckhart s’oppose à la thèse scotiste de l’univocité de l’être. L’être ne peut être dit univoquement de l’être créé et de l’être divin car il y a un abîme entre le monde manifesté et le Créateur (abîme qui peut toutefois être franchi dans l’union mystique, quand l’homme devient “Dieu en Dieu”). Bien plus, Dieu dans son essence est au-delà de l’être. Dans le Sermon 33 — Quasi stella matutina — du Paradisus anime intelligentis, Eckhart déclare que quand nous envisageons Dieu dans son être, nous l’abordons sur son parvis, mais à l’intérieur de son temple il est intellect. Et plus loin il dit : “Je parlerais aussi faussement si je nommais Dieu un être que si je disais du soleil qu’il est blême ou noir”.

La Déité est en quelque sorte le fondement à partir duquel peut se former dans notre esprit une représentation, tant de ce qui est que de ce qui n’est pas. On voit par là qu’elle est structurellement semblable à l’Un ineffable des néoplatoniciens, ce qui ne va pas sans poser problème au regard du dogme trinitaire. La Déité eckhartienne creuse une brêche dans la figure orthodoxe de la Trinité. En effet, Eckhart place la Déité Une au-dessus des trois personnes divines de la Trinité. La Trinité est encore de l’ordre de la représentation, alors que la Gottheit, comme l’Un, est absolument inconnaissable et irreprésentable.

Si bien que l’on peut avec Alain de Libera poser abruptement la question de ce qui est premier dans la pensée eckhartienne : “L’Un ou la Trinité?”. En fait, Maître Eckhart n’a pas remis en question les dogmes fondamentaux du christianisme, pas plus la Trinité que l’Incarnation ou la Création. A cet égard, le Thuringien est orthodoxe. Cependant, il s’intéresse davantage, dans la lignée dionysienne, à la possibilité de dépasser, dans l’union mystique sans médiation (l’unitio ou hénôsis), le face à face entre Dieu et les créatures de manière à rejoindre l’unique Un (einic Ein) où l’essence de Dieu et l’essence de l’âme coïncident (connexio entre l’âme et Dieu). Dans cette conjonction, l’âme naît en Dieu et Dieu naît en l’âme. On voit par là que si Dieu est indicible, inatteignable par la raison, il n’en demeure pas moins accessible dans une union spirituelle (hénôsis, Einunge), laquelle est préparée par un travail spéculatif rationnel : on ne peut pas dire ce qu’est Dieu, mais on peut entrer en contact avec lui.

Si Dieu est néant en tant qu’il est le tout autre, les créatures sont également par rapport à lui un pur néant (Alle crêaturen sint ein lûter niht). La formule sera condamnée comme suspecte d’hérésie par la bulle In agro (art. 26) : Omnes creaturae sunt unum purum nihil : non dico quod sint quid modicum vel aliquid, sed quod sint unum purum nihil (“Toutes les créatures sont un pur néant; je ne dis pas qu’elles sont peu de chose ou quelque chose, mais qu’elles sont un pur néant”). Aussi convient-il de supprimer ce néant des créatures pour retrouver l’Unité d’origine. Il y a donc bien une recherche de l’Un par-delà la multiplicité, tant celle des personnes divines de la Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) que celle de l’état de créature dont il nous invite à nous dépouiller (“Car si l’homme doit être véritablement pauvre, il doit être aussi dépris de sa volonté créée qu’il l’était quand il n’était pas”). Eckhart s’attache à comprendre le multiple comme Unité. Alors faut-il soutenir qu’il était un néoplatonicien qui n’avait de chrétien que le nom et qu’il n’a pas cru au dogme trinitaire ? Il serait plus exact de dire que le Thuringien privilégie l’Unité de la Trinité sans pour autant rejeter cette dernière. Il cherche à atteindre l’Unité intelligible de la Trinité, ce qui est Un dans les trois personnes et qui fait que l’on n’est pas en présence d’un trithéisme. Cette Unité n’est pas non plus un fondement en-dessous des trois personnes qui serait comme une quatrième personne. C’est l’Unité de Père, du Fils et de l’Esprit. On pourrait parler en somme d’une Uni-Trinité.

C’est en effet dans cette Unité (Einekeit) que l’homme et Dieu peuvent ne faire qu’Un. Cette Unité est en quelque sorte l’origine commune de Dieu et de l’homme. Retourner à cette origine est le but de l’union mystique prêchée par Maître Eckhart : dépasser la relation hiérarchique de face à face — où Dieu est présenté comme le Créateur et où la créature est radicalement différente de Dieu — pour entrer dans le vide de 1’infiguré (au-delà des images), de l’indicible (au-delà des mots) et de l’impensable (au-delà des concepts) qu’est la non-manifestation, autrement dit l’Unité indifférenciée primitive. Eckhart n’entend pas signifier pour autant que l’homme et Dieu sont identiques, il nous invite seulement à sortir de l’opposition dualiste entre le Dieu des créatures et l’homme créature pour retrouver l’Unité commune aux deux. Cet unique Un (einic Ein) est à la fois le fond secret de l’âme (l’abditum mentis d’Augustin) et le fond du Dieu manifesté. C’est l’Unité originelle dans laquelle fusionnent le fond de l’âme et la Déité inconnaissable. Ce fond de l’âme (Grûnt) est, Eckhart y insiste, ce qu’il y a d’incréé en elle.

Cette affirmation a été condamnée par la bulle In agro (art. 27) :Aliquid est in anima, quod est increatum et increabile ; si tota anima esset talis, esset increata et increabilis, et hoc est Intellectus (“Il y a dans l’âme quelque chose qui est incréé et incréable ; si l’âme entière était telle, elle serait incréée et incréable ; et cela c’est l’intellect”). Aussi la voie spirituelle proposée est la voie de l’intériorité. Il s’agit d’un thème augustinien mais que Maître Eckhart approfondit de manière originale. Pour Augustin, c’est la conversion qui est le chemin de l’intériorité permettant de faire retour à son principe. Ce qui prend, toute proportion gardée, la place de la conversion chez Eckhart, c’est le détachement. Par le détachement, l’homme laisse vide une place où peut se réaliser la naissance du Verbe en l’âme, c’est-à-dire l’inhabitation ou encore la filiation divine. En contrepartie, l’homme naît en Dieu, il est déifié. Cette double naissance de Dieu en l’homme et de l’homme en Dieu constitue le noyau de la méditation d’Eckhart. Dans cette expérience, “le transcendant devient immanent” selon l’heureuse formule de Nicolas Berdiaev. Mais il s’agit d’un immanentisme spirituel, non d’un panthéisme philosophique. Pour désigner cet état de l’âme détachée, Eckhart parle aussi de la “pauvreté” (Armuot) : c’est le thème du fameux Sermon 52 sur la pauvreté spirituelle, sans doute le plus célèbre des sermons du Maître : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum caelorum (Matthieu 5,3). Dans ce Sermon, Eckhart prie Dieu de le délivrer de Dieu, c’est-à-dire le Dieu des créatures. Il évoque surtout les trois pauvretés du “vouloir”, du “savoir” et de l’“avoir” : “(…) est un homme pauvre celui qui ne veut rien, et qui ne sait rien, et qui n’a rien”. Détachée de toute chose créée, l’âme rejoint son état incréé et devient ainsi “par grâce ce que Dieu est par nature”, selon une formule de Maxime le Confesseur (vers 580-662) souvent reprise par le Maître. Pour être vraiment elle-même, conformément à sa nature profonde, l’âme doit rejoindre Dieu, elle doit être Dieu. C’est une véritable divinisation (théôsis, deificatio) du chrétien qui constitue la fin visée par la mystique eckhartienne. Le Maître exprime cela tant dans ses œuvres allemandes que dans ses œuvres latines. Ainsi peut-on lire dans son Commentaire sur le Prologue de Jean : “le premier fruit de l’Incarnation du Christ, Fils de Dieu, est que l’homme soit par grâce d’adoption ce qu’il est, lui, par nature, selon ce qui est dit ici : ‘Il leur a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu’ et Co 3 : ‘Le visage découvert, réfléchissant comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de clarté en clarté’.” (Primo, quod fructus incarnationis Christi, filii dei, primus est quod homo sit per gratiam adoptionis quod ipse est per naturam, secundum quod hic dicitur : “dedit eis potestatem filios dei fieri”, et Cor. 3 : “revelata facie gloriam domini speculantes, in eandem imaginem transformamur a claritate in claritatem”).

La déification, soulignons-le, n’est absolument pas une thèse hétérodoxe. Elle est au cœur du christianisme. C’est elle qu’exprime l’adage : “Dieu s’est fait homme (Incarnation) pour que l’homme soit fait Dieu (inhabitation)”. On pourrait dire qu’à l’humanisation de Dieu correspond une divinisation de l’homme. Cette doctrine a été professée, de diverses manières, par les Pères de l’Eglise : surtout les Pères grecs (Ignace d’Antioche, Tatien, Théophile d’Antioche, Origène, Hippolyte, Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Cyrille d’Alexandrie, Denys le Pseudo-Aréopagite, Maxime le Confesseur, Jean Damascène) mais aussi certains latins, quoique dans une moindre mesure (saint Augustin, Léon le Grand). La doctrine de la divinisation ou théôsis a donc ses lettres de noblesse, elle est même tout à fait centrale dans la théologie grecque. A ce propos, ce n’est pas un hasard si l’une des meilleures interprétations d’ensemble de l’œuvre du Thuringien, proposée dans le livre intitulé Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart (1960), est justement due au très grand théologien orthodoxe Vladimir Lossky (1903-1958). Dans cet ouvrage, Lossky s’est en effet attaché à montrer que Maître Eckhart n’était pas panthéiste, comme un certain XIXe siècle a voulu le faire croire, mais tout simplement proche de la grande tradition chrétienne de la théôsis, laquelle avait du mal à trouver sa place dans le christianisme latin du Moyen Age. De ce point de vue, Eckhart n’a pas soutenu de thèses déviantes, il a seulement essayé d’exprimer, dans un vocabulaire peut-être inadéquat, une doctrine tout à fait orthodoxe (aux deux sens du terme, puisqu’à la fois elle n’est pas hérétique et qu’elle a surtout été développée dans le christianisme grec).

Voyons à présent comment Eckhart conçoit cette déification résultant de l’union sans médiation avec Dieu. Tout d’abord, il faut souligner qu’il ne s’agit pas d’une auto-divinisation comme dans le Libre Esprit où l’on peut obtenir, en quelque sorte à volonté, la déification en rendant libre, vacante en soi, une place pour Dieu. Maître Eckhart insiste sur le rôle de la grâce sanctifiante qui creuse dans l’âme le lieu où s’opère la jonction du créé et de l’incréé. Pour désigner ce lieu, Eckhart varie les métaphores et les expressions : c’est “le petit château fort” (Bürgelîn), “l’étincelle de l’âme” (scintilla animae, Vünkelin der Sêle), l’abditum mentis, le fond secret (Grûnt), l’intellect, ou encore la syndérèse.

Ce qui en l’homme est ainsi capable de Dieu, c’est le plus intérieur ; ce fond est ce qu’il y a d’incréé et d’incréable en l’âme. Cette partie de l’âme constitue l’instance de médiation où Dieu se rencontre lui-même. Ceci s’appuie également sur un exemplarisme chrétien d’un type particulier. L’exemplarisme est une notion issue du platonisme selon laquelle les idées ou archétypes sont les modèles exemplaires des choses sensibles. Christianisé, l’exemplarisme signifie que toute création existe par avance dans la pensée du Créateur, tout ce qui a été créé préexiste en Dieu de toute éternité. L’exemplarisme d’Eckhart consiste à retrouver l’archétype personnel par lequel chaque être humain est rattaché à Dieu. Cet archétype est en quelque manière la part divine en l’homme. Il se trouve dans le point le plus intérieur de l’âme, son fond dans lequel elle rejoint le fond de Dieu. Il n’y a plus ici ni créature ni Dieu, seulement l’unique Un (einic Ein).

Etienne Gilson a limpidement commenté ce point de la pensée du Thuringien : “Une telle doctrine conduisait droit à l’union de l’âme à Dieu par un effort pour se retrancher dans cette “citadelle de l’âme” où l’homme ne se distingue plus de Dieu, puisqu’il n’est plus lui-même que l’Un.” Eckhart souligne cependant le rôle de la grâce dans la divinisation du chrétien. Par là, il s’oppose explicitement au Libre Esprit. Le Thuringien combat aussi les sectateurs du Libre Esprit à deux autres niveau : d’une part, en critiquant la thèse de la liberté sans restriction (“Or certaines personnes disent : ‘Si J’ai Dieu et l’amour de Dieu, je peux bien faire tout ce que je veux.’ Ils comprennent mal cette parole. Tout le temps que tu peux quelque chose contre Dieu et contre son commandement, tu n’as pas l’amour de Dieu.”, Sermon 29); et, d’autre part, en affirmant l’utilité des œuvres, valorisant, contre l’interprétation traditionnelle en faveur de Marie, Marthe qui dans l’action ne perd rien de la contemplation (Sermon 86) (par opposition au Libre Esprit où les “parfaites” étaient appelées Mariae et les autres, Marthae). Eckhart n’est donc pas, comme certains l’ont prétendu, un quiètiste.

On a vu comment l’homme eckhartien est déifié par l’union sanctifiante à un Dieu inconnaissable. Nous avons là nos deux éléments de départ, la théologie négative comme voie d’accès au divin suressentiel et la déification qui résulte de cette union entre le fond de l’âme et le fond de Dieu. On aura noté que l’amour n’intervient pas dans cette union mystique par le détachement. Certains commentateurs ont rapproché la pensée d’Eckhart de l’intellectualisme de l’ordre dominicain qui s’oppose à l’orientation franciscaine en faveur du primat de l’amour ou de la volonté. Et de fait, comme Thomas d’Aquin avant lui, Eckhart place l’union intellectuelle, par la connaissance, au-dessus de l’union par l’amour. C’était d’ailleurs l’objet de sa polémique, lors de son premier magistère parisien (1302-1303), avec le franciscain augustinisant Gonzalve d’Espagne. Contre ce dernier, Eckhart a soutenu la primauté, dans l’approche de Dieu, du connaître (intellectus) sur la volonté (qui inclut l’amour). Pour l’union, la connaissance l’emporte sur l’amour.

Toutefois, le détachement n’est pas non plus d’ordre intellectuel. Il est au-dessus et de l’union par l’amour et de l’union par l’intellect. C’est l’union par le fond, par le néant, c’est-à-dire l’absence de toute manifestation ; plus exactement, il s’agit de l’union dionysienne (hénôsis, Einunge). Sans rompre totalement avec le postulat fondamental de l’accord harmonieux entre la raison et la foi, base de la recherche théologique de saint Anselme à Thomas d’Aquin, Maître Eckhart place cependant l’union à Dieu au-delà des opérations intellectuelles. André Vauchez a remarquablement résumé cette tentative du mysticisme rhénan de “dépasser l’opposition entre les auteurs d’inspiration augustinienne, qui soutenaient que la recherche de l’union à Dieu ne pouvait parvenir à son but qu’en s’appuyant sur la puissance affective de l’âme (…), et celle des partisans d’une démarche cognitive purement intellectuelle.

Posant comme postulat l’identité de l’être et de Dieu, la mystique rhénane chercha à accéder non à une simple union de l’âme et de son Créateur, mais à ce que Maître Eckhart appelle l’unition, c’est-à-dire une connaissance selon l’Un antérieure à la distinction des deux puissances de l’âme (intellect et affectivité/volonté) mais aussi à celle des trois personnes de la Trinité (Père, Fils et Saint-Esprit) qui appartiennent à la manifestation de Dieu et refluent dans la Déité. Ainsi l’illumination de l’intelligence et l’expérience de l’amour, loin de s’opposer, permettent le retour de l’homme à son état originel, en ce Dieu qui est à la fois son principe et sa fin”.

Or, affirme Eckhart, dans cette expérience directe de Dieu, l’homme peut atteindre la béatitude (vie bienheureuse et vision béatifique), qui doit cependant s’entendre ici davantage comme bonheur contemplatif, félicité (felicitas), que comme l’état des justes appelés à l’union dans la Jérusalem céleste. Il est piquant de noter que le pape qui condamnera la doctrine de Maître Eckhart (bulle In agro, 1329), Jean XXII, est aussi celui qui déclenchera en 1331 la querelle dite de la “Vision béatifique”. Cette querelle portait sur la question de savoir si les âmes des saints jouissent de la vision béatifique juste après leur mort, donc après le jugement individuel, ou seulement à la fin des temps après le Jugement dernier ? Selon le pape Jean XXII, ce n’est qu’après le Jugement collectif des derniers temps que l’âme pourra voir Dieu face à face. Par ces déclarations, qui pourtant s’inscrivaient dans la lignée du premier christianisme, Jean XXII provoqua une polémique qui secoua toute l’Europe savante. Sans vouloir y trouver de lien significatif, il est intéressant de constater que Maître Eckhart affirmait, d’une certaine manière, qu’il était possible de connaître la vision béatifique dès cette vie ici-bas alors que Jean XXII reportait cette vue de Dieu au Jugement dernier, au-delà de l’au-delà si on nous permet ce jeu de mots. Ce que Jean XXII refuse aux élus dans le ciel, Eckhart l’autorise aux hommes sur la terre. La béatitude est à la portée de l’homme “noble”, “pauvre”, “détaché”.


Source : www.ulb.ac.be

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