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L’ijtihad, un devoir sacré

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L’ijtihad, un devoir sacré

Par Nadia Yassine

mahomet_compagnons.gifLes Compagnons qui vécurent proches du Prophète (paix et salut à lui) nous conservèrent cet esprit de douceur et de compassion, ce yousr qui était devenu comme une deuxième nature chez eux. Plus tard, lorsque les bourrasques politiques menaceront la pérennité du Message, un effort de sauvegarde de cet esprit s’amorcera. Les dérapages du pouvoir que nous traiterons plus loin dans cet écrit accroîtront la crainte des musulmans pour le pureté de cette Voie islamique qui enseigne le yousr et l’intelligence. Une intense effervescence de réflexions commença très tôt visant à établir des règles normatives et à instituer une méthodologie sophistiquée basée sur une lecture rationnelle du Message pour satisfaire à l’obligation d’en conserver l’esprit.

La science de l’jtihad à proprement parler ne prit tout son sens qu’avec Chafi’ï 1 (que Dieu le bénisse) bien que la contribution effective de certains imams avant lui sont fort louable. Un ensemble d’oulémas (doctes de l’islam) avaient déjà émis un ensemble de préceptes aidant à une meilleure compréhension de la Loi coranique. La diversité, la cohabitation harmonieuse des écoles juridiques et leur multiplication sont une autre preuve de l’extrême malléabilité de cette Loi islamique et de sa capacité d’adaptation absolument extraordinaire.

Ainsi nous avions Abou Hanifa à Koufa, Mâlik à Médine, et bien d’autres maîtres à penser. Le but de cet ouvrage étant de démentir certaines idées reçues faisant passer l’islam pour un obscurantisme sans nom et non de faire dans le genre académique, nous n’entrerons point dans les détails d’une expérience riche en faits précis et en procédures rationnelles de haute prestation. Nous nous contenterons d’évoquer quelques grandes lignes de cette épopée du savoir.

Les écoles de pensée représentaient un éventail très large de la lecture de la Loi islamique. Deux tendances majeures cependant peuvent être dégagées qui se réclamaient de l’une ou de l’autre tradition de ces deux Compagnons : Abdoullah Ibn Omar qui avait opté pour le refus de toute interprétation personnelle même en l’absence de texte explicite et Abdoullah Ibn Abbas qui, au contraire, recourait souvent à l’opinion personnelle et à l’anticipation.

Nous verrons plus loin la perte de vitesse de la merveilleuse dynamique de l’islam qui alla de pair avec l’abandon progressif de l’ijtihad. Une certaine pensée ultérieure et fortement attiédie n’a colporté que les cendres du foyer intense qu’est le Message coranique, faute d’avoir en soi l’ardeur et la volonté d’en sauvegarder la flamme. En abandonnant les vertus enseignées par les grands maîtres de l’ijtihad, nous nous sommes coupés de l’essence même de notre foi. La source vive offerte par Dieu à l’humanité à travers son Message s’est tarie dans certains esprits.

L’annulation de l’ijtihad sous l’influence du despotisme fit de la Loi islamique ce qu’elle paraît aujourd’hui aux yeux de l’observateur non averti et donna l’occasion aux analystes « bien intentionnés » de crier à l’archaïsme et au non-sens. A considérer la chute libre de notre pensée depuis l’abandon de l’ijtihad, nous ne pouvons que donner raison à toute critique quelque acerbe qu’elle soit. La communauté sombra petit à petit dans la nuit noire du taqlid.
Il n’y eut bientôt plus d’exégètes d’envergures tels que les grands imams des derniers siècles de notre histoire. N’était le soufisme et ses grands maîtres, la flamme se serait éteinte à tout jamais.

Les raisonnements atrophiés donnèrent lieu à des élucubrations incroyables dans le domaine de la jurisprudence. Certains livres de fiqh3 relevant de cette tradition de plagiat à tout rompre laissent le lecteur averti de la sounna absolument perplexe. Ce taqlid réussit à établir un imbroglio de règles où ne se trouvent que les esprits tordus. On se demande, à la lecture de certains ouvrages jurisprudentiels datant de cette longue période de stagnation (1258-1870), quelle relation peuvent avoir ces développements insolites avec la Loi islamique du temps du prophète (paix et salut à lui). Cette Loi qui était la clarté même, la civilité même, la tolérance même, la grandeur même, la malléabilité même: le yousr en un mot.
La raison mise en veilleuse, le perroquet devient la mascotte de l’équipe des docteurs de la Loi soumis, à leur corps défendant, au service du Pouvoir. La pratique issue de leurs décisions (fatwas) pesa très lourd dans la balance des facteurs qui provoquèrent la décadence des sociétés musulmanes. Le taqlid à l’aveuglette est une haute trahison faite à l’esprit coranique et aux enseignements du Messager (paix et salut à lui). Il l’est aussi vis-à-vis de ces géants de l’islam qui instituèrent les règles de l’ijtihad ou qui le pratiquèrent dès le lendemain de la mort de l’envoyé de Dieu (paix et salut à lui). Ceux–ci n’avaient surtout pas l’intention de créer des dogmes, mais de procurer aux contemporains et aux générations futures des outils méthodologiques afin que la source ne tarisse pas et que le Message reste accessible à toute l’humanité.

C’est leur profonde compréhension de la Révélation qui leur fit penser que la Création est en constante évolution et que le monde est chaque jour nouveau. La plupart d’entre eux encadrait l’étudiant qui fréquentait son cercle tout en le rattachant toujours aux sources que sont génératrices de sens et de vie. Ils cherchaient à établir des règles qui permettent à la oumma de lire dans le Livre de la Création et de s’adapter au destin, œuvre de Dieu tout comme le Coran est la Révélation de Dieu. Moulay Abdelkader Jilani, grand savant de l’islam, figure emblématique reconnue comme une référence aussi bien par les fouqaha4 que par les soufis, Saint des saints pour la oumma, dit : « Le destin est une obscurité (dans le sens d’énigme), rentrez-y avec le flambeau du Livre et de la sounna. »

Les imams éclairés des premiers siècles avaient donc le souci majeur de ne pas créer de dogmes. Tout l’ont exprimé clairement et ont recouru aux deux sources essentiellement (le Coran et la sounna) comme gardes-fou contre ce dérapage. Chez l’imam Mâlik, bon élève du Message, nous trouvons cet avertissement célèbre dans les milieux musulmans: « Chaque avis (émis par un docte de l’islam) est susceptible d’être accessible ou rejeté. Seul l’avis de celui qui gît dans ce tombeau compte. » Malîk était aux côtés de la tombe du prophète (paix et salut à lui).

Abou Hanifa, cette autre figure de proue de l’effort d’adaptation, dit: « Si j’ai émis un jugement qui est en contradiction avec le Livre de Dieu ou les hadiths du Messager, rejetez mon jugement. »5 Ibn Hanbal, réputé pour avoir une lecture rigoureuse du message, dit: « Ne suivez pas aveuglément mes jugements ni ceux de Malîk, Chafi’ï, Alawzaî ou Atawri. Tirez (vos jugements) de là où ils ont pris les leurs. »

Hélas, c’est exactement le contraire qui s’est passé. Des affrontements fratricides éclateront très tôt entre les disciples de ces différentes écoles et déchireront jusqu’à nos jours le monde musulman. La différence, au lieu d’être une source de richesse, devint vite un sujet de combat ou guerre froide. Cette lutte fratricide fait l’affaire d’un Pouvoir central imposé qui attise le feu de la discorde afin de mieux jouer au garant suprême.
Le monde musulman, qui subira la stagnation totale au niveau de l’effort de réflexion, fera des avis de ces grands maîtres un sujet de fixation et d’intolérance. Les musulmans restent aujourd’hui encore tributaires de la pensée de ceux qui n’ont cessé de rappeler la relativité de leur enseignement. Nous en sommes encore à des pratiques branchées sur le droit jurisprudentiel établi par ces vénérables imams au lieu de l’être sur le Coran et la Sounna qui sont source de rappel constant à la raison et à l’adaptabilité. Au lieu de tirer des leçons de leurs recommandations éternelles citées plus haut, nous avons éternisé la part relative de leur travail de génie. Nous nous sommes éternisés à mâcher et à remâcher leurs thèses qui répondaient parfaitement aux besoins de leur temps et aux conditions inhibitrices du Pouvoir d’alors avec lequel ils étaient obligés de composer.


*Extraits du livre « toutes voiles dehors » de Mme Nadia Yassine, Pages : 238 à 242.
nadiayassine.net

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