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Visions de l’Homme, Visions du Monde dans les trois Monothéismes

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VISIONS DE L’HOMME, VISIONS DU MONDE

DANS LES TROIS MONOTHÉISMES

Conférence par Evelyne Martini


Manuscrit Armanien
Manuscrit Armanien
Avant toute chose, j’aimerais faire quelques remarques sur ce que ne sera pas cette conférence et, en conséquence, sur l’éclairage qu’elle se propose d’apporter, sur son statut épistémologique. Comme vous le savez, je ne suis ni historienne ni sociologue et il ne sera pas question ici, sauf incidemment, d’approche historico-critique ou sociologique des trois religions dites « monothéistes ». Nous n’en aurions de toutes façons pas le temps. Ce serait d’une ambition démesurée et quantité d’excellents ouvrages ont pu déjà vous apprendre tout ou presque sur le sujet. Ceux d’entre vous – et ils sont nombreux – qui sont historiens sont bien plus qualifiés que moi pour aborder le judaïsme, le christianisme et l’islam au plan strictement historique.

Ce qui m’intéresse relève davantage de l’anthropologie religieuse ou de l’histoire des idées. Il s’agit, à partir de données historiques certes mais surtout à partir de l’approche des textes fondateurs, des récits, des systèmes symboliques (par exemple celui des fêtes), des pratiques ou des rites propres aux trois religions considérées, de cerner la structure profonde de la conscience religieuse qui s’est élaborée dans chacune de ces communautés de croyants.

Vous savez mieux que personne à quel point la compréhension du fait religieux dans sa complexité suppose une approche plurielle, non réductible à la seule démarche de l’historien. Il me semble que cette entrée sur le seuil de la conscience croyante peut éclairer celui qui souhaite transmettre à des élèves quelque chose de plus qu’une trame événementielle. S’efforcer de comprendre comment tel ou tel héritage de foi organise la vision du monde, oriente le regard sur soi et sur autrui, façonne les comportements, me paraît une démarche indispensable pour traiter avec honnêteté la question du fait religieux. Est-il besoin de préciser qu’une telle démarche n’a rien de catéchétique : elle est pluraliste et comparatiste et le fait d’essayer d’appréhender de l’intérieur n’est pas à confondre avec l’adhésion.

Elle ne correspond pas non plus à un caprice individuel, à une fantaisie personnelle. Elle peut se référer par exemple, et toutes proportions gardées, aux travaux et aux intuitions de savants que j’ose à peine citer tant ils sont monumentaux – je pense à Eliade ou à Dumezil – ou à des chercheurs moins monumentaux mais plus proches de nous comme M. Meslin, qui fonda il y a quelques années maintenant le département de sciences des religions de Paris IV, où j’ai eu le plaisir de travailler. Je rappelle au passage que bien des représentants de cette lignée de chercheurs ne furent pas toujours des historiens, mais bien plus souvent des philosophes ou des philologues. Je tenais à donner ces quelques précisions pour dire d’emblée d’où je compte vous parler.

Je commencerai donc, en introduction, par quelques considérations d’ordre sémantique sur les mots que nous utilisons, sans toujours y prêter attention, pour désigner les trois religions qui se réfèrent au Dieu unique et au patriarche Abraham. Vous verrez que ces trois mots nous disent déjà beaucoup. Puis, dans un premier temps, je m’intéresserai à la manière dont chacune des trois religions considère la relation entre le Créateur et sa créature : autrement dit, Dieu et les hommes… Je tenterai ensuite d’en repérer l’incidence sur les trois manières d’être au monde, de s’y engager : non plus Dieu et les hommes, mais l’être humain dans la création, la part de responsabilité qu’il y prend, les modes de cette responsabilité. Enfin, je conclurai en m’appuyant sur un exemple de traduction symbolique de ces trois positionnements : les fêtes et la sacralisation du temps.

Introduction – Trois désignations signifiantes :

judaïsme, christianisme, islam.

Dans judaïsme, il y a Juda ; dans christianisme, il y a Christ : deux noms propres, dont l’un désigne une tribu qui deviendra un royaume, et l’autre une personne bien particulière. Le mot islam, lui, renvoie à une racine verbale qui décrit le comportement idéal du croyant.

Les registres sont donc bien différents. Juda, c’est le nom de la tribu la plus nombreuse et la plus importante de l’histoire d’Israël (située au sud de la Palestine, elle a pour capitale Sion, Jérusalem…). L’histoire du judaïsme proprement dit – à distinguer de l’hébraïsme des débuts – commence avec l’exil des Judéens à Babylone et avec la nécessité pour eux de se définir par rapport à l’hellénisme. C’est ce mot qui sera conservé pour désigner la religion. C’est un mot qui renvoie au peuple, à la terre à un ancrage ethno-géographique fort. Le judaïsme est avant tout la religion d’un peuple qui construit, à travers son histoire – ou plus exactement à travers le récit de son histoire (récit répété, commenté, interprété) – sa relation à Dieu et au monde.

Christianisme renvoie à chrétien, qui renvoie à Christ. Le chrétien est celui qui appartient au Christ ou qui suit le Christ (« Vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ « ). Je le rappelle, le grec christos traduit le masiah hébreu. Il désigne une personne d’une qualité toute particulière, l’ »Oint du Seigneur », celui qui a reçu l’onction divine, le Messie. L’intermédiaire par excellence qui, en régime chrétien, deviendra plus qu’un intermédiaire, Dieu lui-même en personne. Le christianisme est une religion centrée sur un quelqu’un, une personne à travers laquelle le croyant construit sa relation à Dieu.

L’islam est centré sur une attitude théologale : la racine verbale qui donne son nom à la religion traduit une décision libre de s’en remettre à Dieu. Notre mot  » soumission  » est restrictif et dépréciatif par rapport à ce qui se joue dans ce don, cet abandon libre de soi à la volonté du Créateur. La religion musulmane se construit autour de la compréhension et de l’acceptation par chacun de la nécessité d’opérer ce retournement continuellement renouvelé vers Dieu.

Dans les trois cas, le référent est le même, ce Dieu transcendant et personnel, qui s’adresse à l’homme et le requiert, qui établit une relation particulière avec sa créature. Ce sont les modalités de cette relation qui changent. L’histoire du peuple en marche, la personne rédemptrice, le retournement du croyant : trois décors différents pour une même dramaturgie, sans que l’entrée privilégiée par les uns exclue les entrées choisies par les autres. Mais l’option choisie ne peut pas être sans effet sur les représentations du monde retenues et sur les interrelations possibles avec les autres religions.

Essayons d’aller un peu plus loin en considérant précisément la nature de la relation entretenue par le Créateur avec sa créature, ou plus exactement la créature entre toutes, l’être humain, fait  » à l’image et à la ressemblance de Dieu  » pour les juifs et les chrétiens,  » selon Sa forme  » (c’est-à-dire selon l’ensemble de ses noms et qualités) pour les musulmans.

1. Dieu et les hommes :

la relation entre le Créateur et la créature…

Dans les trois cas qui nous occupent, Dieu crée gratuitement, par débordement d’amour, pour partager la connaissance qu’il a de lui-même. Il est essentiellement le Créateur (Al-Khâlik ). C’est d’abord dans cette création qu’il se révèle, qu’il s’auto-communique, avant de le faire par la Parole. D’ailleurs Parole divine et création sont dès le départ étroitement liées : dabar, verbe ou logos, proclamation (qu’ran)… C’est parce qu’il est Créateur qu’il crée le monde, et non parce qu’il crée le monde qu’il devient le Créateur. Penser la Création, c’est penser Dieu. Je crois important de bien intégrer cette proposition pour comprendre ce qui se joue dans la conscience croyante monothéiste lorsqu’il y a insistance sur le fait que l’être humain est précédé, et que c’est l’abandon par l’homme de son statut d’être précédé, relié à son Créateur qui fait, dans une perspective croyante, son malheur, puisque cet abandon le livre à l’auto-suffisance, à la toute-puissance, donc à la violence et à la destruction. C’est Babel.

On pourrait gloser longtemps cette question du Dieu Créateur dans les trois religions mais je voudrais en venir surtout aux différentes modalités de la relation qui s’établit entre le Créateur et l’ être humain dans chacune des trois traditions. Là encore, je proposerai quelques mots clefs, auxquels les traditions ne sont pas réductibles, mais qui sont évocateurs. Pour cerner la relation établie entre Dieu et les hommes en judaïsme, on insistera sur les notions d’élection et d’alliance. Pour le christianisme, à l’alliance, qui subsiste, on adjoindra plutôt l’adoption et la divinisation. L’islam insistera sur le retour à Dieu par l’adoration qui permet à l’homme de retrouver sa vraie nature, spirituelle, l’empreinte de Dieu en lui, al-fitrah.

Le judaïsme pose pour principe que Dieu se choisit un peuple, le plus petit et le plus misérable, pour témoigner devant les nations. C’est le sens qu’il faut donner au mot souvent mal compris d’  » élection « . Ce peuple est responsable devant les nations. Il doit resplendir devant elles, faire resplendir devant elles la gloire de Dieu ( cf. Isaïe, 11 :  » Ce jour-là, la racine de Jessé, père de Davis, sera dressée comme un étendard pour les peuples, les nations la chercheront, et la gloire sera sa demeure « ). Il est aussi le partenaire privilégié du Créateur et en cela il est emblématique de ce que doit être tout homme ( l’Alliance est aussi noachique, elle est faite avec tout être humain sur la terre ; le peuple hébreu est seulement le peuple qui témoigne de cette alliance universelle). Partenaire, cela veut dire que Dieu lui demande de parachever sa Création, de co-créer le monde, de terminer le travail. C’est le sens de l’Alliance. C’est un partenariat dynamique. L’achèvement du travail, le parachèvement de l’œuvre de Dieu étant marqué par la venue du Messie.

Témoignage, collaboration à l’œuvre et attente messianique caractérisent la conscience religieuse juive dans sa relation au Créateur. Le christianisme conserve l’Alliance mais modifie le statut conféré à l’être humain, en raison de l’Incarnation. Par le Christ, Dieu fait homme, vrai homme et vrai Dieu, la transformation de l’homme est possible, sa divinisation. Mais c’est une divinisation qui ne fait pas de l’être humain un dieu. Elle en fait un fils, mais un fils adoptif. La nuance est importante. Jésus-Christ est Fils par nature, l’être humain qui se met à sa suite est fils par adoption. Une différence de nature subsiste entre Le Fils et les fils.

Il reste que du partenaire on passe au fils adoptif, l’adoption induisant l’ouverture à tous les adoptés potentiels, indépendamment de l’origine et de l’appartenance à une lignée. Quant à l’attente messianique, elle se transforme en attente eschatologique : la venue est un retour. Nous sommes dans ce curieux temps du déjà là et pas encore, ce qui induit un rapport au temps et au monde un peu différent de celui qui se vit en judaïsme, moins en tension, moins dramatique au sens propre, plus confiant ( avec les dérives parfois naïves ou béates que peut entraîner cette confiance, mais aussi la force dans le sens du service qu’elle construit).

L’islam, pour ce qui est de la relation entre Créateur et créature, insistera plutôt sur l’importance d’un retour vers l’origine. L’islam se présente comme un rappel ultime de la  » Religion immuable  » (ad-din al-qayyim). La juste relation à Dieu consiste pour l’homme à se tourner vers Lui pour retrouver sa vraie nature spirituelle, certainement pas à parachever sa Création, ni à transformer sa propre nature au point de devenir l’équivalent d’un fils adoptif. La nature originelle retrouvée est de l’ordre de la marque de fabrique, l’empreinte, al fitrah. Mais elle ne se combine pas avec la dynamique spécifique à l’histoire d’un peuple, même si la descendance d’Ismaël est désignée ; c’est une descendance universelle et extensible mais qui suppose le mouvement de retour à Dieu et d’adoration qui fait le vrai croyant. Des trois religions, c’est sans doute celle qui met le plus en garde contre l’auto-suffisance, la prétention à l’indépendance. C’est Malek Chebel qui explique longuement dans son livre Le sujet en islam pourquoi et comment l’islam ne veut pas – pas encore ? – penser le sujet, et pense en termes non de sujet mais de communauté.

Une dernière remarque pour mettre en regard judaïsme et christianisme d’une part et islam d’autre part. En judaïsme et en christianisme, à propos du rapport entre Créateur, Création, créature, il y a place à un moment dans la tradition, l’élaboration dogmatique, les spéculations de certains grands spirituels, pour quelque chose qui ressemble à un effacement du Créateur. Aussi bien du côté des spéculations de la Kabbale hébraïque (tsim-tsum) qu’autour des élaborations chrétiennes sur la kénose (l’abaissement), ou la faiblesse de Dieu (cf.certains théologiens du XXème siècle), on repère l’idée que, dans la Création, quelque part ? pour laisser la place à l’homme, Dieu s’efface, s’absente, laisse à l’homme la responsabilité de continuer…On trouve aussi l’idée inverse, selon laquelle Dieu continue de créer le monde à tout instant. Mais il y a cette oscillation. Rien de tel en islam : la tradition islamique considère que le monde, et donc l’être humain, ne deviennent pas auto-suffisants après l’acte créateur.Le monde a constamment besoin de s’adosser à Dieu,. Dieu est  » L’Indépendant dont dépendent toutes choses « ,  » le Socle sur lequel s’appuyer  » (Al-Ghani Aç-Camad). L’acte divin intemporel soutient en permanence le créé. C’est ce que l’on appelle le  » renouvellement de la Création « .  » Chaque jour Il est à l’œuvre « . Quelles incidences ces conceptions de la relation du Créateur au créé ont-elles sur le positionnement de l’être humain dans la Création, sur son rapport au monde, sa manière d’être au monde ? C’est ce que nous allons tenter d’examiner à présent.

2. L’homme dans la création :

responsabilités et manières d’être au monde

Les distinctions que je vais proposer maintenant sont à considérer et à manier avec prudence. Elles signalent – pourrait-on dire – des différences d’accent et ne s’excluent jamais les unes les autres.

Ces différences, déjà largement manifestées dans les constats qui précèdent, induisent à mon sens la classification suivante : comportement éthique dans le judaïsme ; comportement éthico-mystique dans le christianisme ; comportement de piété dans l’islam. Par comportement, j’entends modèle, schème de comportement, et non – bien sûr- le comportement au jour le jour de tout un chacun.

Dans le judaïsme, le vecteur de l’Alliance, qui la garantit et la fonde, c’est la Loi ( on devrait dire peut-être l’enseignement, sens exact du mot hébreu Torah, qui ne se réduit pas aux Dix paroles). Loi révélée par le Dieu unique à un peuple choisi entre tous certes, mais Loi porteuse d’universalité, d’une éthique universelle révélée pour tous. Les rabbins parlent volontiers, pour dire la spécificité du judaïsme, de  » monothéisme éthique « . C’est la compréhension de la Loi, par l’étude et la discussion, et sa mise en pratique, qui favorisent la co-création du monde, son parachèvement, et accélèrent la venue du Messie. Pas d’humanité sans Loi, sans interdits, sans régulation explicite de ce qui nous dépasse, nous déborde, nous envahit. Mais la Loi est davantage qu’un moyen de régulation ; en elle se déchiffre le sens de la Création, la volonté même de Dieu sur le monde. C’est pourquoi elle informe la vie entière. C’est pourquoi elle donne sens aux activités de l’homme, en particulier à son travail. Le rapport au travail, l’articulation investissement-distance dans la sphère  » économique  » – au sens étymologique du terme, l’oikouméné, – sont fondamentaux dans le judaïsme. S’investir puis s’arrêter, prendre la distance, revenir à l’essentiel, voilà des mouvements calqués sur le travail créateur de Dieu. C’est le sens du shabbat comme du port de la kippa : se ressouvenir du travail de Dieu et rappeler l’origine de toute action humaine. En établissant un rapport juste au travail – ce qui suppose la compréhension et l’intériorisation de la Loi – l’être humain se rapproche de Dieu. Est éminemment concernée également par cette dynamique l’appréhension juste de la différence sexuelle, de la parenté, de la lignée. Dans les catégories hindoues on parlerait à la fois d’une voie des actes et d’une voie de l’intelligence (karma marga, jnana marga).

Le comportement éthique, c’est le comportement qui consiste à faire ce qui doit être fait lorsque la Loi de Dieu, donc le sens de sa création, ont été compris, intériorisés, de sorte que le parachèvement du monde s’impose et s’accomplisse. C’est la manifestation du caractère universel de la Loi. La dérive comportementale possible c’est un formalisme qui sclérose, c’est l’attachement à la lettre, c’est le repli sur l’appartenance ethnico-religieuse.

L’Incarnation, dans le christianisme, entraîne une effusion de l’Esprit de Dieu qui modifie la donne quant à la manière d’être au monde, de s’y sentir responsable. A la Loi se substitue la Grâce donnée par l’Esprit ( » à présent nous avons été dégagés de la Loi, étant morts à ce qui nous tenait prisonniers, de manière à servir dans la nouveauté de l’Esprit et non plus dans la vétusté de la lettre.  » Rm 7, 6). Ce qui ne veut pas dire que la Loi n’est plus prise en compte, bien évidemment. Mais l’effusion de l’Esprit est première. Dès lors, l’importance accordée aux œuvres humaines, même si elle subsiste, sera seconde par rapport à l’accueil de la Grâce. On connaît les modalités radicales de cette différenciation chez les luthériens par exemple (rien par les œuvres, tout par la Foi). On comprend aussi les dérives qu’a pu entraîner cette dépréciation de l’élaboration patiente, de l’approche raisonnée du corps des choses, avec les conséquences que l’on sait : mépris du rapport à soi, méfiance à l’égard de la chair (alors que nous sommes dans la religion de l’Incarnation, ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que l’on magnifie la chair telle qu’elle est mais qu’on en passe par elle pour la transformer – le corps de résurrection de Jésus est un  » corps de gloire  » que Marie, l’une des plus proches disciples, ne reconnaît pas…), à l’égard de la mobilisation des ressources propres vécue parfois comme un refus de la Grâce. En positif, par contre, l’idée de l’adoption filiale dans la grâce de l’Esprit permet de briser les frontières, d’ouvrir le salut au monde par l’inclusion de tous : juifs, grecs, païens, hommes, femmes…Est-il besoin de rappeler le célèbre passage de Ga 3, 28 :  » Car vous êtes tous fils de Dieu, par la foi, dans le Christ Jésus…Il n’y a ni juif, ni grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme… » le témoignage ici sera résolument tourné vers l’extérieur pour faire connaître la Bonne nouvelle de la victoire sur la mort et de l’avènement du Royaume (c’est cela, en principe, l’  » évangélisation « ). Au mieux c’est l’idéal de fraternité universelle, enté sur l’idéal d’éthique universelle du judaïsme, qui l’emporte. Le  » modèle éthique  » fait place à un modèle  » éthico-mystique  » – en admettant que l’on prenne en part positive le second de ces deux termes, car il s’est fortement dévalorisé dans la langue courante, jusqu’à devenir simplement synonyme de  » mystérieux « ,  » étrange « , dans le langage des ados. Éthico-mystique, dans le sens où il privilégie non plus la co-création du monde fondée sur la compréhension de la Loi, mais la réalisation de la fraternité universelle dans la communion à l’Amour de Dieu, dans l’acceptation libre de l’Amour de Dieu.

Se rend-on compte de l’importance de ces deux grands modèles du monothéisme judéo-chrétien – éthique universelle et fraternité universelle – pour la constitution de la conscience moderne ? Il est évident que le fameux avènement du sujet à quelque chose avoir d’une part avec l’exercice de séparation entre le sacré et le profane initié par le judaïsme – temps de Dieu / temps des hommes, Dieu entrant dans le temps des hommes pour donner sens à l’histoire -, d’autre part avec l’insistance chrétienne sur l’éclatement des contraintes de la Loi, la libération des captifs et la diffusion des valeurs de fraternité universelle. Pas de Lumières sans intégration de l’amont judéo-chrétien des Lumières, pas de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sans intégration du double référent de la Loi et de l’Agapè.

Et l’islam, me direz-vous ? Comment vient-il infléchir, modifier, compléter ce cheminement judéo-chrétien, cheminement qui n’est pas une avenue tranquille (ce n’est pas mon propos de retracer ici les contentieux auxquels la succession-confrontation des deux traditions a donné lieu, mais je ne les gomme ni ne les sous-estime) ? Nous l’avons dit, la conscience religieuse islamique se caractérise par l’insistance sur l’adossement à Dieu et sur le retour indispensable de l’homme vers son origine divine, sur la prise de conscience de l’empreinte spirituelle fondamentale qui le détermine. Il s’agit bien du retour à la religion d’Adam. Le Coran lui-même est considéré comme une re-création de l’ordre cosmique primordial, rompu par la faute de l’homme.

Dès lors le combat fondamental, en islam, est mené contre tout ce qui peut entraver cette prise de conscience de la nature spirituelle primordiale de l’être humain. C’est-à-dire contre toutes les formes d’idolâtrie, y compris celle qui consiste – et c’est là que se niche le contentieux théologique entre judéo-christianisme et islam – à mettre l’homme au centre, et donc à le conduire à la toute-puissance, à l’arrogance et à l’illusion. Qu’on le veuille ou non, et même si les déclinaisons culturelles, les métissages, l’histoire des peuples infléchissent forcément ce constat, qu’on le veuille ou non, dans la conscience religieuse musulmane traditionnelle, tout est du côté de Dieu. En islam, pas d’équivalent du tsimtsum, de la kénose, de l’effacement de Dieu qui fait sa place à la liberté de l’homme. Pour le musulman traditionnel, ce sont quelque part des aberrations, comme le dogme de la Trinité ou l’idée d’un  » fils de Dieu par nature « . Vous pouvez peut-être trouver des élaborations accueillantes pour ces questions chez des penseurs indépendants, peut-être même dans certains courants de pensée, mais la tradition religieuse elle-même ne les pense pas (cf le livre de Malek Chebel, Le sujet en islam, évoqué précédemment).

Autre conséquence de l’insistance sur le rappel de la religion primordiale, que suscite l’islam : l’importance accordée à l’étude, en particulier à l’étude du texte coranique, et au déchiffrement de la Création dans son ensemble. Il faut comprendre la profondeur du projet divin, de la Loi divine, non pour les parachever – idée absurde – mais pour les faire resplendir. D’où la possibilité d’un développement culturel important et raffiné, dans le domaine des sciences comme des arts (même non figuratifs), de l’architecture, de la philosophie. L’objectif étant prioritairement l’entrée dans la compréhension du mystère divin pour lui rendre gloire. L’homme et la femme musulmans traditionnels sont avant tout des adorateurs (cf programmes de la mosquée Adda’wa).

Ce comportement de piété – là encore c’est un mot qu’il faut prendre ici dans son acception positive, pas dévalorisé comme il peut l’être dans notre langue et associé trop souvent à quelque chose comme de la bigoterie – consiste à répondre à l’amour de Dieu (Ar-Rahman, Ar-Rahim, de rahim, la matrice maternelle) en développant une communauté élargie de croyants, la umma. Vous voyez qu’à partir de ce référent qui reste commun, le Dieu unique créateur des mondes, qui se révèle à sa créature – faite à son image et à sa ressemblance, marquée de son empreinte -, qui lui apporte sa Loi et lui donne son Amour, on aboutit à des positionnements assez différents de l’homme dans le monde, à des couleurs différentes – pour reprendre là encore une catégorie hindoue. Ces couleurs peuvent aller très bien ensemble, à condition que les porteurs d’étendard soient conscients de se mouvoir dans un reflet, le reflet d’une pure lumière inatteignable qui se diffracterait en coloris complémentaires.

Conclusion

Un exemple de traduction symbolique de ces trois positionnements :

les fêtes et la sacralisation du temps

Pour conclure, j’aimerais dire un mot de la manière dont les systèmes de fêtes, dans les trois religions d’Abraham, traduisent en partie ces différents positionnements.

Dans le cas du judaïsme et du christianisme, la succession des fêtes se greffe sur les rythmes saisonniers. Je ne reviendrai pas ici sur l’articulation entre ces rythmes saisonniers, ceux des travaux agricoles, et les fêtes religieuses proprement dites. Je n’insisterai pas non plus sur les similitudes et les différences rythmiques induites par le fait que le calendrier juif est luni-solaire, le calendrier chrétien solaire. Je rappellerai simplement que dans les fêtes juives, ce qui se fixe dans les représentations mentales avec Pessah, la Pâque, c’est le thème de la sortie de l’esclavage pour le peuple, c’est le témoignage de son Alliance avec le Dieu unique et de sa responsabilité aux yeux du monde. Le motif de la marche des hébreux porteurs de la Loi vers la Terre promise, c’est un peu la figuration du déploiement de cette responsabilité. Sortie d’un autre esclavage pour les chrétiens à Pâques, l’esclavage du péché et de la mort, avec le thème de la rédemption universelle par le Christ et de l’inauguration de la fraternité universelle en Christ.

Les fêtes musulmanes, sauf peut-être dans les débuts, au moment de l’installation de la nouvelle religion, rompent avec les cycles naturels (qui, – les géographes pourraient le dire – devaient être perçus de manière moins contraignante qu’ailleurs dans la péninsule arabique) ; Le calendrier est lunaire. Les fêtes commémorent les temps forts de la constitution de la communauté des croyants : rappel de la religion immuable, avec le sacrifice d’Abraham ; naissance de Muhammad, le prophète ; descente du Coran, de la Parole divine faite Livre, temps de l’hégire, du départ vers Médine, c’est-à-dire point de départ de constitution de la communauté, elle aussi censément universelle. Ces structures profondes de la conscience religieuse, si l’on peut s’exprimer ainsi, peuvent contribuer à donner un cadre interprétatif aux résistances, aux difficultés que l’on peut rencontrer chez les tenants des différentes traditions à chaque étape du processus de civilisation. Prenons pour exemple final la très sensible question de la laïcité. Il est, je crois, assez facile de comprendre – en se fondant sur les éléments d’interprétation que je viens de proposer – pourquoi la laïcité, au sens où nous essayons de la vivre, peut poser problème à la conscience religieuse musulmane. Mais rien n’empêche de penser qu’un travail de théologien puisse un jour permettre de déceler dans les profondeurs énigmatiques du texte coranique un motif équivalent à celui de la kénose ou du retrait, même provisoire, de Dieu. Un motif qui permette d’alléger un peu la pression divine sur l’homme ou la femme musulmans.

Je crois vraiment que l’explication du positionnement différent des religions sur un sujet de ce genre, si elle doit bien sûr tenir compte des causes de type historique ou socio-économique, ne peut faire l’économie de ce détour par l’anthropologie religieuse, par l’anthropologie théologique. Si l’on tient en tout cas à promouvoir une approche plurielle du fait religieux, une approche qui satisfasse aux enjeux complexes de ce nouveau domaine d’enseignement, je suggère que l’on se donne les moyens de faire droit à cet éclairage-là, à mon sens indispensable à une prise en compte fine de l’apport des religions à ce qu’on appelle aujourd’hui la culture commune. C’est ce que j’espère vous avoir un peu montré aujourd’hui. Je vous remercie.


mercredi 3 mars 2004 par Evelyne Martini
– Cette conférence a été donnée à l’Institut de France au mois de décembre 2003 à l’occasion de l’assemblée générale de l’ARELC.
– Source : www.arelc.org

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