« Le Dalaï-lama a perdu tout espoir de continuer à négocier avec l’actuel gouvernement chinois ; Le Dalaï-lama n’espère plus rien de la Chine ; Le Dalaï-lama n’a plus d’espoir pour un Tibet autonome ; Le Dalaï-lama fait part de sa lassitude envers Pékin ; Le Dalaï-lama déclare avoir ‘abandonné’ à titre personnel les discussions avec la Chine ; Le Dalaï-lama prêt à examiner une stratégie plus radicale sur le Tibet » – une véritable avalanche de titres d’agences ou de journaux en mal d’information. Comme si on sonnait fébrilement l’alarme – il en est grand temps certes, mais au-delà de cette couverture aussi soudaine que tapageuse, qui aura pris le temps d’aller à l’écoute des mots ? Qui s’en sera tenu au texte ? Et d’abord, peut-être convient-il de savoir que « perdre espoir » ou « baisser les bras » ne fait pas vraiment partie du vocabulaire du Dalaï-lama.
Sans doute que dans son allocution pour le 48e anniversaire de la fondation du Village d’enfants à Dharamsala, le Dalaï-lama admet être allé aussi loin (trop ?) que possible dans sa détermination de tendre la perche au régime chinois afin de trouver par le dialogue (« la voie médiane ») une solution à l’amiable du différend tibéto-chinois, profitable aux deux parties. Dans cette perspective, il était, il est soutenu par une opinion internationale aujourd’hui mieux informée des faits de l’histoire et de la situation sur place ; par des vedettes (ce qui lui est parfois reproché) ; par quelques politiciens (généralement dans l’opposition chez eux, ou à la retraite) car il n’est guère de responsables politiques en exercice qui s’y aventurent de crainte de froisser les susceptibilités chinoises à fleur de peau.
Le Dalaï-lama est également épaulé par une grande partie des siens, même si des voix plus nombreuses s’élèvent dans l’exil pour discuter ce choix. Les Tibétains de l’intérieur continuent de voir en lui à la fois celui qui personnifie au mieux l’altérité tibétaine et le garant de leur survie : ils en ont largement témoigné le printemps dernier, au grand dam des autorités chinoises persuadées, elles, que cette dévotion était sur le déclin. Mal leur en a pris, et la brutalité de leur réaction répressive ne laisse aucun doute à ce propos. En faisant du leader tibétain leur bête noire, l’ennemi No. 1 de la Chine, elles ont elles-mêmes semé le vent qui a fait lever la tempête.
De main inlassablement tendue en propositions refusées (celle de Strasbourg remonte à 1988…) le Dalaï-lama prend simplement aujourd’hui acte d’une situation qu’il a tout fait pour éviter – depuis des années, il répète à son peuple que la décision ultime lui revient et que c’est aux Tibétains d’assumer la responsabilité de leur avenir, le leur comme celui de leur pays. En attendant, il aura été leur meilleur ambassadeur sur la scène internationale. Peut-être certains ne l’ont-ils pas attentivement écouté, ou ne souhaitaient-ils pas entendre ses mots. Maintenant que les années passent, pour lui comme pour tout le monde, et que le régime chinois ne fait pas mystère de sa volonté d’attendre sa disparition dans l’espoir (vain) qu’il emporte avec lui la cause de son peuple, force est de regarder en face ce défi. Et de le relever.
Poursuivre des discussions sans lendemain avec des représentants chinois sans pouvoir réel n’est qu’un pis-aller qui a des limites et ne trompe personne – à l’exception de ceux qui acceptent de se laisser piéger, tout en exaspérant les Tibétains. Du coup, la revendication indépendantiste regagne en vigueur par rapport à une autonomie dénuée de substance dans le contexte actuel, et que les maîtres de Pékin se refusent à revoir sous prétexte qu’elle « existe déjà » puisque « inscrite dans la Constitution. » Quant à l’autodétermination, c’est un droit considéré comme imprescriptible dans les normes internationales pour n’importe quel peuple, fut-il colonisé et sous la botte … chinoise. En demandant leur avis aux Tibétains, le Dalaï-lama ne fait que respecter ses propres engagements d’adapter la société tibétaine à la démocratie et de se plier à cette exigence.
Après avoir rappelé dans son allocution que ne pas prendre en compte ce qui s’est passé en mars-avril dans l’ensemble du Tibet – Région dite autonome et communautés tibétaines enclavées dans les provinces chinoises voisines, c’est-à-dire tout le territoire historique tibétain – ne mène nulle part, le Dalaï-lama répète clairement ce qu’il dit depuis des années : « La question tibétaine est celle du peuple tibétain, il ne s’agit pas seulement de moi. C’est pourquoi la question du Tibet doit être examinée et décidée par le peuple. Ensuite, nous sommes dans un système véritablement démocratique, pas comme le gouvernement communiste où l’on parle de démocratie et on pratique l’autocratie. Ce n’est pas notre façon d’agir. »
Un peu plus loin, le dirigeant tibétain souligne ; « Si la religion et la culture tibétaines fondées sur la compassion sont éradiquées et si la société est uniquement soucieuse d’argent, à l’avenir cela n’aidera en rien les Chinois et ils y perdront. » Mentionnant que les autorités chinoises l’accusent d’être l’instigateur des troubles du printemps, le Dalaï-lama réplique : « A franchement parler, je peux assumer, car j’ai des raisons à expliquer : de tout temps j’ai été sincère. Il est difficile de parler à ceux qui ne croient pas en la vérité. J’ai clairement dit devant la presse mondiale que j’ai encore foi dans le peuple chinois, mais que ma confiance dans le gouvernement chinois s’amenuise, et que ça devenait plus difficile. »
« Baisser les bras », le Dalaï-lama, et « refuser la négociation » ? C’est mal le connaître que de le prétendre ou de l’écrire : c’est surtout mal interpréter ses propos et faire ainsi, sans doute sans le vouloir, le jeu de ceux qui, à Pékin ou ailleurs, s’empressent de clamer « le Dalaï-lama refuse la négociation ». C’est exactement le contraire de ce qu’il dit, et ses actes sont en accord avec ses paroles : il laisse le loisir aux Tibétains de s’exprimer et, à l’occasion de leur rencontre de novembre, de chercher ensemble des voies qui permettraient de surmonter l’impasse afin de trouver une solution. Il ‘y a pas de « solution-miracle », mais faute de vouloir entendre ce que dit le Dalaï-lama, les responsables chinois sont en train de laisser filer le seul atout dont ils pourraient disposer pour se sortir de ce guêpier.
Car il ne faut pas s’y tromper : quoi que fassent les maîtres actuels de la Cité interdite, l’histoire des hommes enseigne qu’on ne fait pas taire un peuple colonisé par les armes et qu’il vient un temps où il relève la tête. Les événements de mars en ont été l’illustration imprévue, mais pas imprévisible : le lion des neiges tibétain reste toujours en travers de la gorge du dragon chinois. Et en dernier ressort, la liberté du Tibet n’est peut-être qu’une métaphore de la nôtre, celle qui n’est jamais acquise et qu’il faut défendre pied à pied jour après jour.
– Claude B. Levenson
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