Le Bouddha, maître des remèdes,
des écoles anciennes au Vajrayâna
Dans le Canon pâli, le Bouddha est appelé le médecin (bhisakka) ou chirurgien insurpassable (sallakatto anuttaro) et le Vinaya ou code de discipline monastique s’étend assez longuement sur les médicaments et leur administration. Il décrit aussi avec précision plusieurs cas où le Bouddha lui-même agit comme médecin ou infirmier auprès de moines malades. C’est au cours d’une de ses interventions que le Bouddha fut amené à prononcer cette phrase célèbre : « O moines, vous n’avez plus de mère ni de père pour vous soigner. Si vous ne vous soignez pas les uns les autres, qui donc vous soignera ? Quiconque veut me soigner doit soigner les malades ».
Ce modèle, présent activement dès les périodes les plus anciennes du bouddhisme, aboutit lors de l’éclosion des courants du Mahâyâna à la personnification de l’activité curative du Bouddha, historique ou intemporel, sous la forme de divers Bouddhas et Bodhisattvas, dont Bhaishajyaguru* est le premier et le plus connu. Son culte est toujours vivant au Japon où il forme une trinité populaire avec Amitâbha et Shâkyamuni.
Il est souvent représenté en posture assise, les mains dans le mudrâ de la méditation, tenant en leurs paumes un bol plein de substances médicamenteuses. Dans l’école tantrique au Tibet, sous son nom de Sangyé Menla au corps d’un bleu de lapis lazuli, il fait toujours l’objet de rituels et de méditations, qui se fondent sur son pouvoir curateur et salvateur.
« Je n’enseigne que deux choses, ô disciples,
la souffrance et la délivrance de la souffrance »
C’est essentiellement comme une méthode pour échapper à la souffrance, que le Bouddha présente son enseignement :
« Je n’enseigne que deux choses, ô disciples,
la souffrance et la délivrance de la souffrance » …
« Et de même, ô moines, que le grand océan n’a qu’une saveur, la saveur du sel,
de même, ô moines, ce Dharma n’a qu’une seule saveur, la saveur de la délivrance » .
Le Bouddha part ainsi de la souffrance* la plus grossière, évidente pour tous, le même terme désignant tous les degrés jusqu’aux plus subtils d’insatisfaction et d’incomplétude. L’activité curatrice du médecin apparaît, dans cette optique, à la fois comme le degré le plus élémentaire de la libération et comme le symbole de l’action complexe du maître spirituel et du processus qui mène au nirvâna. La guérison physique est un analogue de la guérison spirituelle et cet usage de la métaphore est courant dans le Canon. Il serait fastidieux d’en relever toutes les références. Nous en ferons une très brève sélection.
On trouve ainsi dans le Canon pâli l’exemple de l’homme blessé par une flèche et soigné par un chirurgien. L’urgence est évidemment de retirer la flèche. Le sens symbolique est clair : la blessure représente les sens et le mental, le poison est l’ignorance, la flèche symbolise le désir, la sonde chirurgicale est l’attention et le bistouri la noble sagesse, le chirurgien enfin n’est autre que le Tathâgata, le Parfait, le Pleinement Eveillé. En ce sens le roi des médicaments est le Dharma et le médecin universel est le Bouddha, ainsi que l’exprime une stance proférée par le moine Adhimutta : « Mon instructeur est le conquérant, qui sait et qui voit tout, le maître de la grande pitié, celui qui guérit le monde entier ».
L’ACTIVITE MEDICALE,
UNION DE LA SAGESSE ET DE LA COMPASSION
Les plus hautes aspirations spirituelles doivent s’enraciner dans la pratique quotidienne. C’est pourquoi l’activité médicale, qui est la jonction effective de la sagesse et de la compassion, préconisée par le bouddhisme, tient une large place dans le code monastique, le Vinaya*, où une section entière, le Mahâvagga, lui est consacrée.
Le Bouddha y donne l’exemple, prescrivant lui-même des traitements ou intervenant de façon encore plus directe comme dans l’exemple suivant. Un moine souffrant de dysenterie, sans garde-malade, était abandonné par ses collègues dans ses propres excréments. Ananda et le Bouddha le lavent, puis le prennent, le Bouddha par la tête, Ananda par les pieds, et le portent sur un lit. La valeur d’exemple de ce comportement du fondateur nous apprend, encore aujourd’hui, que le Grand Médecin doit intégrer l’infirmier, et que la purification spirituelle peut commencer par le nettoyage des matières fécales.
Qu’a donc d’autre à nous apprendre aujourd’hui la conception bouddhique de la maladie ? Celle-ci fait partie intrinsèque de l’existence comme expression de la tendance à la décomposition qui frappe inexorablement toute chose composée. Elle est donc étroitement liée aux racines fondamentales de l’existence que sont l’ignorance, le désir et la répulsion.
« MA MALADIE VIENT DE LOIN,
DE LA TRANSMIGRATION A SON DEBUT»
C’est ce qu’exprime bien Vimalakirti, lorsque, malade lui-même, il déclare : « Ma maladie durera ce que dureront chez les êtres l’ignorance et la soif de l’existence. Ma maladie vient de loin, de la transmigration à son début » . En son fondement essentiel, dit Vimalakirti, « la maladie résulte du concours de méprises radicalement fausses… elle est issue d’imaginations fausses et de passions ». Sous cet aspect, le plus profond, la maladie est liée au processus karmique dans son ensemble, la loi de cause et d’effet, dont l’action se fait sentir bien au-delà de l’individu limité dans l’espace et le temps, auquel nous bornons habituellement nos enquêtes. Nous y reviendrons, mais avant d’examiner plus en détail ce qui est l’apport original du bouddhisme, il nous faut dire quelques mots des causes secondaires qui régissent l’aspect de la médecine physique plus banale.
Le bouddhisme connaît bien entendu l’existence de maladies physiques dues à des causes diverses : froid, chaud, vent, mauvaise nourriture, manque d’hygiène, accidents traumatiques. Il n’a pas manqué de développer au fil des âges des thérapeutiques médicamenteuses ou chirurgicales, mais ce n’est pas là notre propos : son apport se confond avec celui des médecines orientales et nous renvoyons à leur étude. Beaucoup plus originale, et de grande importance pour nous, s’avère sa conception globale de la maladie et de ses causes dites karmiques.
Au-delà des causes secondes occasionnelles, se tiennent des causes primaires qui peuvent jouer un rôle fondamental dans l’éclosion des troubles. C’est que l’individu est toujours saisi dans sa globalité et qu’il comporte des aspects relevant des domaines, corporel, mental et spirituel, pour reprendre la terminologie occidentale, corpus, anima et spiritus, qui correspondent grossièrement à la tripartition bouddhique mondes du désir, de la forme pure, et informel.
C’est ainsi que la thérapeutique complète comprend la cure des maux physiques, psychologiques, et spirituels. « Le Bouddha s’adapte aux diverses formes de maladies mentales dont souffrent les êtres et il les guérit par des remèdes divers », dit Nâgârjuna. Cela n’est sans doute pas révolutionnaire à première vue pour notre époque, qui a vu apparaître la médecine psychosomatique et les psychothérapies. Sur ce point le Bouddhisme ne fait pas œuvre originale et peut tout au plus revendiquer une antériorité, importante il est vrai, donc aussi une expérience certaine. Sur deux points cependant, le Bouddha s’écarte notablement des habitudes de voir modernes.
– Le premier, nous l’avons déjà vu, est l’affirmation que la maladie s’enracine dans le désir, la répulsion et l’ignorance, à l’instar de l’existence elle-même, que son origine première est métaphysique, et que pour être radical son traitement doit atteindre ce niveau, celui fondamental de la conscience non-duelle.
– Le deuxième est que l’extension dans le temps de ces racines ne se satisfait pas des remontées jusqu’à l’enfance des psychanalystes, jusqu’à la naissance et la gestation de certaines techniques contemporaines de rebirth, ni jusqu’aux archétypes jungiens, mais doit, effectivement prendre parfois en compte les traces agissantes des vies passées conservées dans une mémoire individualisée.
Cette donnée, passablement scandaleuse pour maints Occidentaux, qui ne peuvent l’accepter, est pourtant fondamentale dans le bouddhisme. La neutralisation des poisons issus des vies passées fait partie des derniers accomplissements du Bodhisattva avant son Eveil.
*bhaishajya, en sanskrit, signifie le remède, le médicament. Bhaisajyaguru est le maître des remèdes.
* la souffrance, ou duhkha, en sanskrit. Ce terme polysémique désigne littéralement la sphère de ce qui est corrompu, impur, périmé, ou encore méchant, faux, malin, mauvais. Duhkha est aussi une cavité, et le nom même des 9 orifices du corps, ainsi que la blessure d’une flèche, ce dernier sens nous ramenant à l’histoire même rapportée par le Bouddha, de sorte que la blessure par flèche devient le symbole de toute souffrance.
* Le Vinaya* est un corpus d’enseignement qui règle la vie et la conduite des moines, conforme à la manière d’agir du Bouddha.
– Paru dans la revue « Dharma – Compassion et médecine »
– Ref D.G. Diffusion : 11194 – Editeur/Label : Prajna