«L’angkormania» ne date pas d’hier. Elle est apparue en France à la fin du XIXe siècle, à la faveur des nombreuses expositions coloniales ou universelles qui ont suscité l’engouement du grand public pour cette « nouvelle Atlantide ». Mais elle doit ses origines au premier «découvreur» étranger d’Angkor (qui la visite dès la fin du Moyen Âge classique), un impérissable Chinois et chroniqueur incontournable du nom de Tchéou Ta-Kouan; Et, sa propagation, grâce aux Européens qui l’ont « redécouverte »au cours des quelques six siècles suivant.
C’est donc en 1296 que Tchéou Ta-Kouan découvre Angkor. Il s’y rend en délégation avec l’ambassadeur de Chine venu réclamer, au roi vassal Sri-Indravarman Ier, l’hommage et le tribut dus au Grand Khan, Öljeyitü Khan, successeur de l’Empereur Kubilay Khan († 1294), le fondateur de la Dynastie des Yuan. Dans ses « Mémoires sur les coutumes du Cambodge », chronique qui contient la plus ancienne description actuellement connue du site et de ses habitants, ce Marco Polo chinois « salue la perfection » de cette « Ville murée » dans laquelle il restera un an.
« La muraille de la ville, écrit-il, a environ vingt stades de tour. Elle a cinq portes et chaque porte est double. […] À l’extérieur de la muraille est un grand fossé ; à l’extérieur du fossé les grands ponts du fossé d’accès. De chaque côté des ponts, il y a cinquante-quatre divinités de pierre qui ont l’apparence de « généraux de pierre » ; ils sont gigantesques et terribles. […] Les parapets des ponts sont entièrement en pierre, taillée en forme de serpents qui ont tous neuf (sept !) têtes. Les cinquante–quatre divinités retiennent toutes le serpent avec leurs mains et ont l’air de l’empêcher de fuir. […] Sur le rempart, on a semé en certains endroits des arbres à sagou. […] Le côté intérieur de la muraille est comme un glacis large de plus de dix toises. Au haut de chaque glacis, il y a de grandes portes, fermées à la nuit, ouvertes au matin. Il y a également des gardiens des portes. L’entrée de ces portes n’est interdite qu’aux chiens …(et) aux criminels qui ont eu les orteils coupés. Au centre du royaume (la ville), il y a une tour d’or (Bàyon) flanquée de plus de vingt tours de pierre et de plusieurs centaines de chambres de pierre. Du côté de l’Est est un pont d’or ; deux lions d’or sont disposés à gauche et à droite du pont ; huit bouddhas d’or sont disposés au bas des chambres de pierre. ». Et de conclure : « ce sont ces monuments qui ont motivé cette louange du Cambodge riche et noble que les marchands d’outre-mer ont toujours répétée ». Du Palais Royal, il ne voit que les parties publiques lors des audiences où le roi apparaît à sa « fenêtre d’or », mais il a entendu dire « qu’à l’intérieur du palais il y avait beaucoup d’endroits merveilleux ; mais les défenses sont très sévères et il m’a été impossible de les voir. ». Tout en mesurant chichement son admiration, notre envoyé du « Fils du Ciel » reconnaît cependant que « les longues vérandas, les corridors couverts s’élancent et s’enchevêtrent non sans quelque harmonie ». Quant au roi, écrit-il, « il est le seul à pouvoir se vêtir d’étoffes à ramages continus. Il porte un diadème d’or […]. Parfois, il ne porte pas de diadème et enroule simplement une guirlande de fleurs odorantes qui rappellent le jasmin. Sur le cou il porte environ trois livres de grosses perles. Aux poignets, aux chevilles et aux bras, il a des bracelets d’or et des bagues d’or enchâssant tous des œils-de-chat. La plante de ses pieds et la paume de ses mains sont teintes en rouge […] Quand il sort, il tient à la main une épée d’or ». Le respect dont on l’entoure montre que « tout en étant un royaume de Barbares, ces gens ne laissent pas de savoir ce qu’est un prince », note-t-il, avec ce sentiment de supériorité qu’affichent les fiers sujets de la fastueuse Cour des Yuan à l’égard de tous les étrangers, ces «barbares». Concernant les épouses, le roi en a cinq : « une pour l’appartement principal et quatre pour les points cardinaux » et elles vont comme les autres femmes, nu-pieds, coiffées d’un chignon. « Quant aux dames du palais et aux femmes des maisons nobles, s’il y en a beaucoup de blanches comme le jade, c’est parce qu’elles ne voient pas les rayons du soleil. » Et Tchéou Ta-Kouan d’observer qu’« elles laissent découverte leur poitrine d’une blancheur de lait ». « Les femmes du commun, poursuit-il, se coiffent en chignon, mais n’ont ni épingle de tête ni peigne, ni aucun ornement de tête. Aux bras elles ont des bracelets d’or, aux doigts des bagues d’or : même les Chenjialan (« servantes du palais ») et les dames du palais en portent toutes. Hommes et femmes s’oignent toujours de parfums composés de santal, de musc et autres essences. » Et pour ce qui est des gens du commun, « d’une façon générale (ils sont) extrêmement simples. Quand ils voient un Chinois, ils lui témoignent de beaucoup de crainte respectueuse et l’appellent « Buddha ». En l’apercevant, ils se jettent à terre et se prosternent » !
À la fin du XVIe siècle, c’est au tour du Portugais Diogo do Couto (1543-1616), chroniqueur officiel de l’Inde lusitaine, d’écrire sur Angkor Thom. Il s’appuie sur le témoignage d’un frère capucin, Antonio da Magdalena, lequel y a sans doute séjourné au moment où l’ancienne capitale venait d’être réinvestie par le roi Ang Chan (1505-1555), après plus d’un siècle d’abandon: « Comme le roi du Cambodge allait à la chasse aux éléphants dans les forêts les plus épaisses qui existent dans tout ce royaume, ses gens en battant la brousse donnèrent sur des constructions imposantes envahies à l’intérieur par une brousse exubérante qu’ils ne purent abattre afin d’y pénétrer […] Et après que le tout eut été soigneusement nettoyé, le roi pénétra à l’intérieur et, l’ayant parcourue en totalité, fut frappé d’admiration par l’étendue de ces constructions. Et pour cette raison il décida sur-le-champ d’y transporter sa cour, car outre que la ville se trouvait être d’une grande majesté par son ordonnance, c’était quant au site une des meilleures du monde car cette région est des plus plaisantes… ». Diogo de Couto décrit ainsi la « Chaussée des Géants »: « Des parapets en pierre ajourée semblable à du marbre, avec par-dessus un beau cordon très bien construit sur lequel il y a, chevauchant à intervalles réguliers, des géants de pierre ». Curieusement, il ne fait guère référence à Angkor Vat, qui déborde alors d’activités mais mentionne, autour de la « Ville-Pagode », l’existence « de nombreux temples qui semblent avoir été des sépultures des seigneurs de ces royaumes ». Etonnamment aussi, cette chronique publiée en 1614 a été totalement occultée jusqu’en 1954, date à laquelle un certain Boxer l’a exhumé de l’oubli.
Abandonnée par deux fois, en 1431 et 1594 à la suite des invasions thaï qui y firent d’abominables ravages et … carnages, Angkor n’a jamais cessé d’être le lien spirituel entre tous les Khmers.
Le Père Chevreuil, un missionnaire français envoyé au Cambodge de 1665 à 1670, le confirme. Dans une lettre datée de 1668, il précise que c’est à Angkor que sont « les Docteurs » des Khmers et que c’est de là qu’ils « reçoivent leurs oracles et décisions en fait de religion ». Il rapporte en outre qu’Angkor Vat « est renommé entre tous les Gentils de cinq ou six grands royaumes, comme l’est Rome entre les Chrétiens » et que « les royaumes de Siam, Pegu, Laos et quelques autres viennent y faire des Pèlerinages nonobstant qu’ils soient en guerre ».
En 1850, l’arrivée au Cambodge du Père Charles-Émile Bouillevaux (1823-1913), missionnaire français venu s’y réfugier après deux ans de clandestinité passés en Cochinchine dans les communautés chrétiennes persécutées, relance l’intérêt des milieux scientifiques pour Angkor. S’il se rend sur place, c’est parce que l’antique cité est un passage obligé : « Pour apprécier, écrit-il, la richesse et la civilisation de l’ancien royaume du Cambodge il faut aller à Angkor […] C’est là seulement qu’on peut avoir une idée exacte de ce qu’a été autrefois le Maha Nokor Khmer. L’Orient moderne s’est endormi dans le plaisir et dans la mollesse, il ne compte plus dans notre siècle ; l’Orient antique est la plage mystérieuse de la science sacerdotale et des ruines gigantesques ». Toutefois, il ne passe que deux jours sur le site, juste le temps de découvrir « une large chaussée de pierre dont l’entrée est gardée par des lions de fantaisie…plusieurs petits kiosques en partie détruits… puis… la pagode proprement dite. » De cette visite éclair, il rapporte un court récit intitulé « Voyage en Indo-Chine, 1848-1856 » qui sera publié en 1858. « La pagode d’Angkor, y consigne-t-il, assez bien conservée, mérite de figurer à côté de nos plus beaux monuments : c’est la merveille de la péninsule indochinoise. […] Malgré sa bizarrerie, je trouvai ce monument grandiose, magnifique. » Et notre missionnaire en balade conclut : « Tout ce que j’ai remarqué à Angkor me prouve, jusqu’à l’évidence, que le Cambodge a été autrefois riche, civilisé et beaucoup plus peuplé qu’il ne l’est actuellement ; mais toutes ces richesses ont disparu, cette civilisation s’est éteinte. ». De toute évidence, Bouillevaux ne cherche pas à en connaître la raison. Il s’y emploiera seize ans plus tard dans « L’Annam et le Cambodge » (1874), version enjolivée de son précédent récit qu’il truffe d’emprunts puisés dans les travaux de ses successeurs ; ceux-là mêmes qu’il accuse de prétendre avoir découvert Angkor.
Tout premier accusé : le naturaliste Alexandre-Henri Mouhot (1826-1861). Celui-là même qui, n’ayant jamais revendiqué la primeur de la découverte du site qu’il explore en 1858, ne manque pas de lui rendre régulièrement hommage ni de le citer dans ses écrits *. N’en déplaise donc à ce rabat-joie de Bouillevaux, Mouhot n’en est pas moins « l’inventeur », le « découvreur officiel » d’Angkor. En 1870, en effet, il est officiellement consacré « premier explorateur de la cité perdue du Cambodge ». Cette distinction, décernée à titre posthume (il meurt d’épuisement en 1861 à l’est de Luang Prabang où la forêt laotienne abrite toujours sa tombe), est des plus méritées. De par son bagage scientifique, son esprit méthodique et sa curiosité de chercheur, il est effectivement le premier à pouvoir en entreprendre l’exploration avec toute la rigueur voulue. À dix-huit ans déjà, passionné de voyages et de photographie, notre Franc-Comtois s’en va jouer au précepteur dans une école de Cadets en Russie et visite le pays en tous sens. Mais la Guerre de Crimée qui s’annonce le fait rentrer en France en 1854. Pendant deux ans, il sillonne l’Europe avec son frère en multipliant les daguerréotypes. En 1856, les frères Mouhot se rendent en Angleterre, épousent chacun une nièce de l’explorateur britannique Mungo Park et s’installent à Jersey. Henri se consacre à sa passion pour les sciences naturelles. Suite à la lecture d’un récent ouvrage anglais sur le Siam, il ébauche le projet d’une expédition botanique et zoologique en Indochine. Mais, faute de pouvoir trouver des commanditaires en France, il se tourne vers la « Royal Geographical Society » de Londres et la « Zoological Society of London ». Celles-ci le chargent, sans pour autant vouloir la subventionner, d’une importante mission scientifique en Asie du Sud-Est. Il y engage alors (semble-t-il) sa fortune familiale – ou serait-ce celle de son père qui est employé du Trésor ? – et s’embarque en avril 1858 pour Bangkok. Arrivé en septembre à destination, il entreprend alors quatre voyages d’exploration dont le second, le plus long (décembre 1858 – avril 1860) le conduit au Cambodge. Mais avant même de découvrir Angkor, c’est « un scarabée splendide comme un bijou étrusque » ** que notre naturaliste épris d’entomologie découvre : le Mouhotia Gloriosa. Conduit par son guide, le Père Sylvestre, qui emprunte l’itinéraire suivi huit ans plus tôt par Bouillevaux, Mouhot commence par explorer le Tonlé Sap, l’un des affluents du Mékong. Cette exploration le mène au bout du Grand Lac et tout droit aux portes d’Angkor Thom, ce « Versailles des Khmers » qu’il découvre avec émerveillement et enthousiasme le 22 janvier 1858 : « Nokhor ou Ongkor (sic) était la capitale de l’ancien royaume du Cambodge, ou de Khmer, si fameux autrefois parmi les grands États de l’Indo-Chine, que seule la tradition encore vivante dans le pays rapporte qu’il comptait cent vingt rois tributaires, une armée de cinq millions de soldats, et que les bâtiments du trésor royal couvraient à eux seuls un espace de plusieurs lieues. Dans la province qui a conservé le même nom et qui est située à l’est du grand lac Touli-Sap (sic), vers le quatorzième degré de latitude et le cent deuxième de longitude à l’orient de Paris, se trouvent des ruines imposantes, fruits d’un travail tellement prodigieux, qu’à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration. […] Un de ces temples surtout, qui figurerait avec honneur à côté de nos plus belles basiliques, et qui l’emporte pour le grandiose sur tout ce que l’art des Grecs ou des Romains a jamais édifié […] : le temple d’Ongkor, qui est le plus beau et surtout le mieux conservé de tous les monuments ; c’est aussi le premier qui sourit au voyageur, lorsqu’il arrive d’Ongkor la neuve, lui fait oublier les fatigues du voyage, le transporte d’admiration et le remplit d’une joie bien plus vive encore que ne le ferait la rencontre la plus riante oasis au milieu du désert. […] Ah ! que n’ai-je été doué de la plume d’un Chateaubriand ou d’un Lamartine, ou du pinceau d’un Claude Lorrain pour faire connaître aux amis des arts combien sont belles ces ruines peut-être incomparables […] Comme elles proclament haut le génie, la force et la patience, le talent, la richesse et la puissance des « Kmerdôm » ou Cambodgiens d’autrefois ! …».
* Juste retour des choses : Mouhot emprunte à Bouillevaux sa formule finale de touriste nostalgique et fatigué : « Un certain sentiment de tristesse commençait à émousser ma curiosité. Il est en effet peu de sensations plus tristes que celles qu’on éprouve en voyant déserts des lieux qui ont été jadis le théâtre de scènes de gloire et de plaisir. »
** d’après Michel Tauriac dans « La Reine d’Angkor » (Flammarion, 1997)
… Qui nous dira le nom de ce Michel-Ange de l’Orient qui a conçu une pareille œuvre, en a coordonné toutes les parties avec l’art le plus admirable, en a surveillé l’exécution de la base au faîte, harmonisant l’infini et la variété des détails avec la grandeur de l’ensemble et qui, non content encore, a semblé chercher partout des difficultés pour avoir la gloire de les surmonter et de confondre l’entendement des générations à venir ? ». Et Mouhot prend soin de préciser dans son « Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine » (1868), ouvrage d’abord publié en feuilleton deux ans après sa mort dans la revue « Le Tour du Monde », illustré de ses propres et extraordinaires dessins et esquisses au stylo et à l’encre : « mon seul but bien loin de vouloir imposer telle ou telle opinion, a été simplement de dévoiler l’existence des monuments les plus imposants, les plus grandioses et du goût le plus irréprochable que nous offre peut-être le monde ancien, d’en déblayer les décombres, afin de montrer en bloc ce qu’ils sont […] dans l’espoir que ces données serviront de jalons à de nouveaux explorateurs, qui, doués de plus de talent et mieux secondés de leur gouvernement […] récolteront abondamment là où il ne nous a été donné que de défricher ». Et de conclure son propos en déclarant n’avoir décrit que ce qu’il a « vu et senti » dans « le seul espoir de contribuer à enrichir d’un nouveau champ le terrain de la science » et « sans la moindre prétention en science architecturale non plus qu’en archéologie ». Une conclusion tout à l’honneur de ce défricheur qui n’a pas encore mesuré la portée de son rôle, alors qu’il vient de tracer « la voie royale » de l’exploration scientifique à toute une génération de «nouveaux explorateurs», d’archéologues, d’ethnographes, d’épigraphes, de «khmérisants» et «khmérologues» de la seconde moitié du XIXe siècle.
Mais si Mouhot pèche par excès de modestie, d’autres vont s’employer à asseoir sa renommée. À commencer par l’élite intellectuelle et artistique de l’époque qui, dès le printemps 1860, au retour du second voyage du naturaliste, se presse à ses conférences : « Peut-on s’imaginer, dit-il, tout ce que l’architectural a peut-être jamais édifié de plus beau, transporté dans la profondeur de ces forêts, dans un pays les plus reculés du monde, sauvage, inconnu, désert, où les traces des animaux sauvages ont effacé celles de l’homme, où ne retentissent guère que le rugissement des tigres, le cri rauque des éléphants et le brame des cerfs. » Même si notre conférencier se plaint de ne pas avoir le talent « d’un Chateaubriand ou d’un Lamartine », le ton est donné. Romantique à souhait, avec tout ce qu’il faut d’exotisme pour soulever l’enthousiasme. Et propager, à coup sûr, «l’angkormania», voire la «khméromania» auprès d’un public d’initiés ou prétendus tels.
Vivien de Saint-Martin, le préfacier des Carnets de Mouhot publiés en 1863 dans « Le Tour du Monde » est le tout premier à mettre l’accent sur la portée scientifique d’une telle expédition : « Nos lecteurs, écrit-il, ont pu juger de l’intérêt des journaux de Mouhot en même temps que de la beauté des dessins dont il avait formé un riche portefeuille. Ses courses dans le Kambodje (sic) et les provinces de Siam ne présentent pas un développement de moins de huit cents lieues dans l’espace de trois années. C’est, au total, un des voyages les plus importants et les plus instructifs que possède aujourd’hui l’Europe sur la péninsule indochinoise. »
Propos recueillis par Jean-Pierre Sauvageot, Président de l’ONG internationale APSEC