Littérature
Les incertitudes cambodgiennes de George GROSLIER
Il y a deux livres en un dans le roman de George GROSLIER, « Le retour à l’argile » réédité en 1996 par Kailash Editions.
Le premier livre parle d’abord d’un couple qui se sépare, un couple qui est parti vivre au Cambodge, un couple qui n’est pas sûr d’avoir pris la bonne décision, bref un couple qui s’éloigne lentement, en douceur vers d’autres rivages.
Claude ROLLIN, ingénieur, accepte de venir s’installer au Cambodge pour y construire un pont près de Prek Thnot. Son épouse Raymonde est loin de partager son enthousiasme, car peut-être trop attachée à sa vie parisienne du quartier de la Chaussée d’Antin. Pour lui, c’est une nouvelle expérience professionnelle et aussi un probable enrichissement scientifique et intellectuel. Pour elle, c’est un exil dans un pays étranger forcément inamical et dangereux, d’autant plus qu’il se trouve à plus d’un mois en bateau de la France.
Leur adaptation est au niveau de leur sentiment de départ. L’homme se sent à l’aise et apprend à comprendre les us et coutumes des habitants. La femme, tout au contraire, vit mal sa nouvelle existence qu’elle considère comme insupportable car triste et ennuyeuse.
Pourtant un autre couple français, leurs seuls amis, Pierre et Simone BERNARD qui dirigent une plantation à Battambang, semblent être satisfaits de leur séjour. A leur contact, Raymonde ROLLIN s’aperçoit qu’il est toutefois possible en ce pays d’avoir une vie agréable et heureuse.
Mais au bout d’une longue année, les circonstances de la vie font que Claude va rencontrer Kâmlang, une paysanne cambodgienne qui deviendra sa compagne. Raymonde l’apprend et se sent humiliée. Elle décide de retourner en France pour mettre fin à l’histoire de leur couple. Une épreuve racontée avec justesse et sans apitoiement. Claude va laisser s’en aller sa femme et reste pour finir la construction du pont en voguant lui-même à la recherche de sa vie avec à ses côtés Kâmlang dans ce pays khmer. Le retour au naturel, le retour à l’argile comme si demain était un autre jour.
Dans ce livre écrit en 1928, George GROSLIER expose aussi à travers le regard du principal personnage du roman ses observations et ses réflexions sur le Cambodge des années du protectorat français.
Par petites touches, dépourvues de jugement de valeurs et avec beaucoup de lucidité, il décrit la société cambodgienne qui fonctionne et évolue à sa façon en dépit de la présence française.
Ainsi, il explique que ce pays a ses propres codes d’organisation de la vie en communauté. L’étranger Claude ROLLIN y trouve sa place car il s’intègre dans la structure sociale cambodgienne par sa relation avec Kâmlang sa femme khmère. Après le départ de Raymonde, sa femme française, il abandonne sa maison en ville pour vivre dans sa maison cambodgienne dans une bourgade de Phnom Penh. C’est toujours grâce à Kâmlang qui devient la bienfaitrice des habitants du village et des moines du monastère qu’il sera totalement accepté et accueilli.
Dans un passage du roman, l’auteur décrit en quelques lignes toute la problématique que va connaître le Cambodge face à la modernité : « Claude passe chaque matin une heure sur son chantier. Son pont montre déjà sa puissante carcasse. Il l’achève certes ! mais il le regrette. Il aura porté un coup de plus à ce vieux pays ravagé par l’Occident. Il regarde avec mélancolie les sampans se détacher d’une rive et porter sur l’autre, au rythme de la rame, des groupes paisibles dans une vitesse suffisante à un bonheur et à des besoins séculaires. Et il sait bien que demain ces mêmes hommes tassés dans des camions, se rueront on ne sait où. »
George GROSLIER, un écrivain profondément marqué par son Cambodge natal, peut se réclamer de deux principes logiquement incompatibles, de la fiction et de la vérité, de l’imaginaire et de la réalité. C’est pourtant dans ses romans qu’on apprend l’histoire d’hier et d’aujourd’hui.
L’actualité de ce livre
Cette trame romanesque cache une réalité sociologique beaucoup plus crue, qui fait toute l’actualité de ce livre. Si elle semble avoir échappé aux commentateurs de l’époque de la littérature coloniale, c’est probablement par méconnaissance de la langue et du terrain khmers. Kâmlang, qui signifie « force » en khmer, est évidemment la métaphore littéraire par laquelle ce grand connaisseur du Cambodge qu’était George GROSLIER dépeint le lien communautaire sur lequel repose le fonctionnement de la société cambodgienne : les réseaux de parenté matrilinéaires.
Ce type d’organisation sociale ayant pour conséquence d’octroyer un rôle très important à la femme, laquelle se trouve ainsi en position de gérer de facto des pans entiers de la vie publique (économique, mais encore politique), il ne faut dès lors pas s’étonner de ce que les femmes cambodgiennes en position de « mener » les Français arborent dans les romans de George GROSLIER des noms connotant un surcroît de pouvoir.
Et c’est exactement le constat que firent les Hispaniques du XVIeme siècle puis les Hollandais du XVIIe siècle en côtoyant les cercles marchands et dirigeants du Cambodge, et les expatriés actuellement présents au Cambodge. En tant qu’étranger, il faut, si l’on souhaite un tant soit peu disposer de relais dans la société cambodgienne, en passer par les femmes, parce que l’on touche à travers elles les réseaux de parenté qui font et défont la politique, au niveau du village comme de l’Etat.
Contre-plaquée par le biais d’institutions fictives importées d’Occident, l’une des raisons de l’échec de la modernité au Cambodge ne tient-elle pas dans cette négation de cette réalité sociologique fondamentale, les réseaux de parenté ?
Source : Journal CHATOMUKH, n° 170, Décembre 2005