Les sens multiples du végétarisme en chine
Vincent Goossaert
Les discours et pratiques végétariennes occupent dans les sociétés chinoises modernes
et contemporaines un rôle très important et en pleine mutation. Cette mutation est
étroitement liée aux reconfigurations religieuses actuelles. Ma communication vise à
esquisser différentes interprétations possibles de la mutation contemporaine du végétarisme
chinois à partir d’une perspective historique qui est mon terrain (je suis historien de la Chine
moderne). Mon propos est d’essayer de comprendre le devenir actuel de rapports entre
alimentation et organisation religieuse de la société, que j’ai étudiés par ailleurs à partir de
sources textuelles.
Mon propos objet s’offre très volontiers à des comparaisons avec d’autres reconfigurations
contemporaines des rapports entre le croire et le manger, à la simple condition de prendre
en compte une définition spécifique du végétarisme dans le contexte chinois : le terme
« végétarisme » semble en effet impliquer un mouvement cohérent et organisé, ce qui n’est
pas le cas ici. Les termes chinois d’usage courant qui désignent les pratiques végétariennes
sont chizhai 持 齋, « observer le zhai » et chisu 吃 素, « manger su ». Le premier terme
renvoie à l’un des concepts les plus polysémiques de la religion chinoise, souvent traduit
par « jeûne », lié à la purification rituelle et impliquant l’abstinence de divers mets, y compris
mais pas uniquement la viande, ainsi que l’abstinence sexuelle. Le second terme renvoie
plus spécifiquement à la nourriture, mais comme nous allons le voir, su, par opposition à
hun 葷, « nourriture carnée », exclut souvent d’autres produits que ceux d’origine animale
(nous verrons plus bas comment les plantes alliacées, l’alcool, le lait et les œufs sont inclus
ou non, suivant les individus, dans la pratique contemporaine). Par ailleurs, s’il existe des
termes désignant le végétarisme permanent (notamment changzhai 長 齋, « zhai
permanent »), il existe aussi des observances occasionnelles de durée variable, et pour
lesquelles on utilise également les termes zhai et su. Les végétariens réguliers mais non
permanents observent la pratique le matin ou le premier et le 15 de chaque mois lunaire
(dans le calendrier traditionnel) ou pour son anniversaire, et/ou celui de ses parents, ou
encore à certains jours du calendrier liturgique. C’est l’ensemble de ces pratiques
permanentes ou régulières que je qualifie de « végétariennes », dans un sens donc
nettement distinct de celui en usage en Occident.
Cette communication procède en deux temps : je dresse d’abord un tableau de la situation
moderne, jusqu’au milieu du xxe siècle, puis j’esquisse différents aspects de la mutation
contemporaine en proposant plusieurs interprétations complémentaires.
Je parle de la société chinoise urbaine, à Taiwan, dans les grandes villes de et en Chine
popcontinentale, dans les chinatowns, pas de la campagne. Mes analyses ont valeur
d’hypothèse et se situent à un niveau très général ; il n’existe pas à ma connaissance
d’étude approfondie sur le végétarisme contemporain même si de très nombreux travaux le
mentionnent en passant. Mes sources, très limitées à ce stade préliminaire de l’enquête, se
composent d’interviews avec des restaurateurs végétariens et des leaders religieux,
essentiellement à Taipei (Terrain : Taiwan (été 2005), ainsi qu’avec des collègues et amis
chinois, végétariens ou non, complétés par des sources écrites (littérature végétarienne, publiée ou sur Sources internet, presse, interviews…).
La première partie met en valeur le contraste entre l’idéal végétarien en Chine moderne, qui
tant pour des raisons de pureté rituelle que d’éthique est très largement tenu en haute
estime dans la société chinoise moderne, et la pratique du végétarisme permanent qui est
de fait associé à des groupes socialement contestés (les mouvements sectaires) et de ce
fait dévalorisé.
La seconde partie dresse un tableau des mutations actuelles : augmentation de la pratique
tant occasionnelle que permanente, revalorisation sociale de la pratique, liée à un
changement dans l’âge et le genre des pratiquants, et diversification des lieux de pratique,
avec l’essor de restaurants végétariens « bouddhiques » distincts des restaurants
traditionnels liés au monde sectaire.
Ces mutations sont expliquées par plusieurs facteurs : la bouddhisation du végétarisme,
conséquence de l’invention d’un laïcat bouddhique et de l’essor de pratiques religieuses
éthiques liées à une identité bouddhique laïque ; globalisation du végétarisme, où les
discours et les ressources symboliques du végétarisme occidental sont utilisées pour
valoriser une pratique qui n’en reste pas moins spécifiquement chinoise (les végétariens
ayant aussi des interdits sur les plantes alliacées, l’alcool, etc.) ; et enfin une multiplication
des types de pratiques végétariennes allant de l’acétique à la quête de santé.
AFSR – 6 et 7 février 2006
Colloque « À croire et à manger. Religions et alimentation »
Lemangeur-ocha.com.
Vincent Goossaert