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Enquête sur la Montée de l’Islam en Europe

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ENQUÊTE SUR LA MONTÉE DE L’ISLAM EN EUROPE

© R. Ochlik/Wostok Press
© R. Ochlik/Wostok Press

Si l’on cite et récite une prédiction qu’André Malraux n’a jamais écrite – «Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas» – une autre de ses prophéties semble moins connue: «C’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles.» Dès 1956, à l’orée de la décolonisation, le grand visionnaire avait ainsi balayé l’horizon, ajoutant que «les formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe», que «l’Afrique noire ne restera pas longtemps insensible à ce phénomène» et que «le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème».

Cette prescience politique pourrait nous inviter à considérer avec un peu d’inquiétude une autre de ses formules, énoncée lors de la campagne présidentielle de 1974: «Politiquement, l’unité de l’Europe est une utopie. Il faudrait un ennemi commun pour l’unité politique de l’Europe, mais le seul ennemi commun qui pourrait exister serait l’islam.» L’actualité européenne de ces derniers mois donne en effet l’impression que dans la plupart des pays membres l’islam est devenu sinon un ennemi, du moins un problème commun (lire les reportages en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas et au Danemark). D’un seul coup, cet espace de tolérance ne supporte plus ce qu’il acceptait il y a encore peu. La Grande-Bretagne, qui a perdu son flegme, ne veut plus qu’on brûle les livres de Salman Rushdie à Bradford, l’Allemagne s’inquiète soudain des prières installées de longue date dans les jardins publics de Mannheim, l’Espagne se met à condamner des imams qui s’inspirent de trop près du Coran. Partout semble décrétée «la fin de la dictature de l’euphémisme», selon la formule du ministre français de l’Intérieur annonçant que nous sommes «en guerre» contre le «djihadisme global».

Deux événements ont précipité ce changement de climat: les massacres perpétrés au cœur du Vieux Continent par des tueurs se réclamant de l’islam et les débats sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne avec l’impression mitigée produite par un Premier ministre turc expliquant qu’il regrettait que ses deux filles ne puissent étudier à l’université d’Istanbul parce qu’elles étaient voilées.

En 1989, l’Europe avait cru sortir des tensions de l’Histoire avec l’effondrement de l’hydre soviétique. L’embrasement des Balkans, réactivant une histoire ancienne, constitua un premier démenti. Aujourd’hui, ce sont les Espagnols qui se sentent replongés dans l’histoire ancienne en voyant le massacre de Madrid revendiqué au nom de la «reconquête d’Al-Andalus», dont les «infidèles» ont spolié les musulmans voilà cinq siècles, mais qui reste définitivement classé «terre d’Islam», puisque conquis par Tariq ben Ziad au VIIIe siècle…
Comme si, dans l’histoire longue du continent, la parenthèse refermée de la courte confrontation Est-Ouest du XXe siècle laissait à nouveau la place au face-à-face entre Islam et Occident balisé par quelques dates immémoriales dans l’histoire de l’Europe et du monde musulman: 732, la victoire de Poitiers; 1492, la reconquête de la péninsule Ibérique; 1571, la bataille de Lépante; 1683, le siège de Vienne, et 1918, la chute de l’Empire ottoman. Une histoire qui a laissé des traces profondes dans la vie quotidienne des Européens, dont beaucoup trempent tous les jours un «croissant» dans leur café sans savoir que ce rite date de la défaite de la «Horde» (l’armée turque) devant les remparts de Vienne.

Mais, si l’Histoire peut se poursuivre au-delà de la mémoire humaine, elle ne se répète pas. Si Ben Laden et ses affidés cherchent à réactiver cette confrontation meurtrière d’antan, le paysage actuel est différent: il existe aujourd’hui en Europe une présence musulmane, mais elle est majoritairement pacifique. Olivier Roy a expliqué dans L’Islam mondialisé (Seuil) ce que ce nouvel «islam d’Occident» a d’inédit, à la fois pour l’Europe et pour l’islam. Il résulte en effet de mouvements migratoires récents, amorcés dans les années 1960: sur 379 millions de personnes vivant dans l’Europe des Quinze, une douzaine viendraient de pays de cultures islamiques, principalement le Maghreb, la Turquie et le sous-continent indien. Pendant quelques décennies, les pays européens ont cru que leurs modèles respectifs permettraient à ces populations nouvelles de trouver leur place en pariant sur la force intégratrice de contrées pacifiées et ordonnées par le marché et l’initiative individuelle.

Aujourd’hui, la plupart des pays européens révisent cette vision optimiste en reconnaissant, de manière simultanée, avoir négligé deux phénomènes plus puissants que prévu. D’une part, l’intensité de la crise du monde musulman face à la modernité: les violents conflits internes que connaît cette religion, au bénéfice croissant des islamistes – dont des milliers de musulmans dans le monde sont les premières victimes – se propagent sur le sol européen. D’autre part, la redécouverte de la prégnance religieuse dans une Europe qui s’en était affranchie au point de ne même pas vouloir en garder trace dans le préambule de sa Constitution. L’Européen moyen qui feuillette vaguement un quotidien gratuit dans le métro s’étonne de voir son voisin psalmodier sur le Coran avec une ferveur oubliée, y compris en Espagne ou en Italie. Les statistiques de Bruxelles confirment ce décalage religieux: plus du tiers des Européens du Nord se disent sans religion, pour 1% de ceux originaires de Turquie, et, parmi les Européens de l’Ouest croyants, 25% seulement des catholiques, juifs et protestants se déclarent pratiquants, pour 72% des musulmans.

Ce hiatus entre des sociétés sécularisées et des populations pour lesquelles le religieux reste un argument d’autorité est devenu problématique en raison d’une particularité de l’islam: son rôle prescriptif fort. Les pratiquants stricts considèrent le Coran comme source de règles transcendant les identités nationales. Mais c’est surtout le contenu de ces prescriptions qui a fini par invalider la solution «multiculturelle» partout prônée en Europe, y compris dans la France des années 1980. Le multiculturalisme a explosé sur la question centrale et essentielle des droits des femmes et des homosexuels, qui a offert une pédagogie efficace en montrant que le dogme du «respect des cultures», au nom de leur équivalence, entrait en conflit avec l’égalité des individus. La différence n’est pas «toujours une richesse». Importée sur le Vieux Continent, l’infériorité juridique et la relégation des femmes, qui constituent la règle dans la plupart des pays musulmans, sont de moins en moins tolérés à Francfort, à Barcelone ou à Turin. Cette prise de conscience doit beaucoup à des militantes issues de l’immigration qui veulent s’émanciper du machisme musulman qu’elles ont senti croître en Europe ces dernières années. Triste paradoxe illustré en France: c’est non pas la Ligue des droits de l’homme, mais Fadela Amara qui s’inquiète d’une «islamisation des esprits» en constatant que, en «une dizaine d’années, les activités pour la jeunesse sont devenues des loisirs sexués au seul profit des garçons» dans ces territoires de plus en plus vastes où les filles ont de moins en moins la liberté de se déplacer seules ou en jupe. La première «Enquête sur les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque» que vient de publier le Centre d’étude de la vie politique française (Cevipof) confirme cet échec: «Qu’ils soient immigrés naturalisés, de première génération ou de deuxième génération, l’effet de l’islam sur la tolérance sexuelle ne s’atténue pas.»

Le «contrôle par les familles d’immigrés de la sexualité de leurs filles», qui résumait, pour Francis Fukuyama, la question du voile en Europe, se renforce même, comme le confirme une autre étude récente commandée par le Parti socialiste révélant une baisse du métissage provoquée par un renfermement endogamique des jeunes filles issues de l’immigration maghrébine. Ce contrôle prend parfois des tournures tragiques avec les mariages forcés ou les sacrifices archaïques des «crimes d’honneur», dont l’Allemagne a fini par s’émouvoir. La France a ainsi décidé de relever de trois ans l’âge minimal au mariage des femmes pour lutter contre les mariages forcés. Ce qui revient, comme l’a remarqué l’Union nationale des associations familiales, à «acclimater nos traditions juridiques aux mœurs de populations nouvellement arrivées» au lieu d’ «acclimater leur comportement à nos mœurs, comme le fait la loi sur les signes religieux à l’école».

Ces effets liberticides de revendications présentées au nom de l’islam ne se limitent pas à la question des femmes. La liberté d’expression est de plus en plus contestée, comme l’ont montré l’impossibilité de présenter à Genève la pièce de Voltaire sur Mahomet ou les menaces de mort reçues par les caricaturistes de plusieurs journaux de Copenhague, lesquels s’étaient permis de croquer le Prophète comme ils le font sans retenue de Jésus ou de Benoît XVI. Cette «islamisation» des esprits atteint l’école, où l’enseignement des épisodes violents de l’histoire de l’islam fait l’objet de censures que l’Eglise catholique n’a jamais obtenues à propos de l’Inquisition ou de la Saint-Barthélemy. Et, pour finir avec les harcèlements et les pressions, certaines cantines scolaires, après avoir banni le porc, imposent la viande halal pour tout le monde. Cette islamophilie générale n’est, au final, guère payante et plutôt contre-productive: c’est le constat actuel de beaucoup de décideurs en Europe, bien résumé par Jack Lang reconnaissant, lors de sa volte-face spectaculaire sur le voile à l’école, qu’il avait été «naïf» de croire que «le mélange des différences serait tellement fécond qu’il fallait être tolérant face aux particularismes».

Le plus grave fut de ne pas voir que ces particularismes constituent des enjeux de pouvoir au sein de populations très diverses, partagées entre un désir majoritaire, mais silencieux, d’intégration et l’influence d’une minorité bruyante qui voit en elles une masse de manœuvre qu’elle veut contrôler en la soumettant à un «statut personnel» dérogatoire au droit commun. Car ce n’est plus seulement l’extrême droite qui estime l’islam inassimilable aux sociétés européennes, mais les islamistes qui proclament impossible l’application du droit commun égalitaire.

Gilles Kepel, qui l’étudie depuis vingt ans, explique que cet «islam de l’Ouest», divisé, n’a pas encore choisi entre deux destins: soit un «aggiornamento à valeur exemplaire pour le reste du monde», soit devenir «la tête de pont d’un prosélytisme qui, à en croire les plus exaltés, assurerait la troisième – et victorieuse – expansion islamique sur le sol européen» (lire l’interview de Gilles Kepel : «La jeune génération est un enjeu»). Expansion dont Gilles Kepel voit les progrès dans certains quartiers français, où «l’on a parfois du mal à se rappeler que l’on se trouve dans l’Hexagone, tant est prégnant, à l’?il nu, l’ordre moral d’un rigorisme islamique que l’on ne constate généralement pas à ce niveau dans les sociétés musulmanes du sud et de l’est de la Méditerranée».

L’Europe libérale découvre qu’elle a plus souvent privilégié les partisans d’un islam littéral et conquérant au détriment des tenants d’un islam des Lumières. Les diatribes contre l’Occident d’Iqbal Sacranie, président du Muslim Council of Britain, ne l’a pas empêché d’être anobli par la reine d’Angleterre. Et, presque partout, l’habitude a été prise d’avaliser la conception communautariste des fondamentalistes en comptabilisant officiellement comme «musulman» toute personne originaire d’un pays musulman, ce que Nicolas Sarkozy avait théorisé d’une formule restée célèbre: «L’islam, cela se voit sur la figure.» La France a même renoncé, en 1999, à demander à l’UOIF de reconnaître le droit au changement de religion, qu’interdit le Coran. «La relative apathie des musulmans à dénoncer l’islamisme», constatée par le chercheur Farhad Khosrokhavar, pourrait ainsi s’expliquer par le constat que les pouvoirs publics écoutent plutôt les ultras. Pourtant, en 2005, un sondage révélait que plus de 70% des musulmans d’Espagne, de France, d’Allemagne et des Pays-Bas se disaient préoccupés par l’extrémisme islamique dans leur pays.

Cet abandon par l’Europe de ses propres valeurs a ainsi livré des millions d’individus à la propagande très organisée du Conseil européen de la fatwa et de la recherche, créé en 1997 pour fédérer 27 organisations islamiques sur le continent. Cette instance supranationale, qui a son siège à Leicester (Royaume-Uni), a pour fonction d’orienter le comportement des musulmans d’une Europe rebaptisée «Maison de la promesse» dans des domaines (école, famille, fiscalité, etc.) qui relèvent des souverainetés nationales. Il est présidé par Youssouf al-Qaradawi, citoyen du Qatar, qui nomme ses 32 membres. Cette nébuleuse, dont Tariq Ramadan a fait partie – il a préfacé en 2002 le premier Recueil de fatwas, guide du licite et de l’illicite en Europe (éd. Tawhid) – est très gênée par le 11 septembre et les attentats en Europe, qui contrarient une ligne axée sur le prosélytisme pacifique. C’est au nom des droits de l’homme et du multiculturalisme, qui permet de faire table rase du passé, que ces militants pensent pouvoir progresser dans une Europe qu’ils jugent fatiguée et sur le déclin. Tariq Ramadan, qui officie désormais auprès de Tony Blair (lire l’interview de Fiammetta Venner : «Aucun consensus européen»), exprime avec le plus d’éloquence cette rhétorique à propos de la laïcité française en expliquant qu’elle n’était qu’une «étape de la tradition française» et, appartenant à une «histoire à laquelle les musulmans n’ont pas participé», ceux-ci n’avaient pas à la reconnaître. Mais il ajoute que cette société multiculturelle où l’Européen laïque ne peut plus, selon lui, revendiquer aucun héritage culturel, doit cependant respecter l’ «essence de l’islam», qui marie «la sphère privée et la sphère publique». CQFD.

Beaucoup d’islamistes misent aussi sur ce que Martine Gozlan a qualifié de Désir d’islam (Grasset): l’attrait pour le côté rassurant et «paternant» d’un rigorisme faisant du Coran le guide nécessaire et suffisant de tous les instants chez des Européens déprimés par une société individualiste où règnent le cynisme et la compétition. Thématique que l’on a pu trouver en écho dans certains argumentaires en faveur de l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne, comme celui de l’islamologue Bruno Etienne titré La Vieille Europe malade et le jeune homme turc.

Si la vieille Europe est malade, c’est surtout d’oublier le prix des valeurs que son histoire a forgées. Elle semble en être lasse ou honteuse au point de ne pas entendre ceux qui, au sein de cet islam en convulsion, lui rappellent combien ce trésor doit être protégé et préservé des extrémistes qui veulent le détruire. Certains penseurs musulmans voient même dans l’espace européen une chance pour l’évolution de l’islam: «C’est là que nous jouissons des précieuses libertés de penser, d’exprimer, de contredire et d’être contredits – tout cela sans crainte de représailles d’Etat», explique l’historienne canadienne Irshad Manji, auteur de Musulmane, mais libre (Grasset). Estimant qu’il est temps d’énoncer les «principes d’une identité musulmane européenne singulière», le philosophe Abdennour Bidar, auteur d’Un islam pour notre temps (Seuil), ajoute: «Nous n’avons pas encore donné à nos concitoyens la preuve de notre réelle et sincère appartenance à la modernité européenne.» Il fut le seul, avec quelques-uns, dont le mufti de Marseille Soheib Bencheikh, à demander l’abandon des versets du Coran «incompatibles avec les droits de l’homme».

Car l’islam européen ne manque pas de modernistes qui ont le courage de ne pas contourner le problème non négligeable de la contradiction entre la littéralité du Coran et les valeurs de l’Occident. Revendiquant un droit d’interprétation du texte sacré, ils militent pour l’égalité des femmes et une séparation du religieux et de la politique à partir du verset 42 de la sourate 38 («Et leurs affaires sont objet de consultation entre eux»). L’islam peut bouger, car il a déjà bougé. «Abolir l’esclavage relevait quasiment de l’inconcevable, écrit le grand islamologue Bernard Lewis. Interdire ce que Dieu permet est un crime presque aussi grand que de permettre ce qu’il interdit.» Ce que l’islam a fait sur l’esclavage, certains, comme Abdennour Bidar, pensent qu’il est possible de le faire sur le reste en créant un «islam complètement refondé selon les valeurs de notre terre d’Europe: la liberté de conscience, l’égalité des sexes, la tolérance». Et ils pensent, comme Cherine Ebadi, Iranienne Prix Nobel de la paix, que «la démocratisation passera par les femmes».

Mais tous ceux-là ne sont pas entendus. Qui a défendu Amar Saïdi, congédié de la mosquée de Rouen pour avoir célébré des mariages mixtes et prêché en français? En Allemagne, c’est Necla Kelek, intellectuelle d’origine turque, qui interpelle les «alternatifs» en lutte pour le mariage homosexuel, mais «frappés de cécité» dès qu’il s’agit des mariages forcés. Et l’appel européen contre les tribunaux islamiques au Canada, lancé en septembre 2005 en France à l’initiative de Fadela Amara et de Leïla Babès, signé «à titre personnel» par deux députées socialistes, n’a été soutenu ni par le Parti socialiste ni par la Ligue des droits de l’homme.

Car l’islamisme, comme hier le communisme, a ses aveugles et ses «idiots utiles» au sein des élites européennes. Leur machine de guerre idéologique est l’ «islamophobie», terme avec lequel les mollahs iraniens dénoncent les femmes qui refusent le voile, et introduit en Europe, en 1998, par Tariq Ramadan. Destiné à soustraire l’islam au droit de critique que subissent depuis des siècles en Europe les autres religions, le mot sert surtout à culpabiliser tout ceux qui souhaitent réformer l’islam ou s’en émanciper. En France, Soheib Bencheikh, Abdelwahab Meddeb et Malek Boutih ont ainsi été dénoncés comme «facilitateurs d’islamophobie» ou «musulmans islamophobes»! Le paradoxe est de constater la gène que suscitent en Europe des personnalités telles qu’Ayaan Hirsi Ali, députée libérale néerlandaise d’origine somalienne, ou Magdi Allam, éditorialiste au Corriere della sera, qui adhèrent sans nuances aux valeurs européennes. Comme si, selon une nouvelle version du maurrassisme, ces voix n’étaient pas à leur place.

L’issue du combat interne à l’islam dépend donc beaucoup des hésitations de l’Europe à l’égard de ses propres valeurs. Ces hésitations ont un effet désintégrateur, comme l’a mesuré en France une récente enquête de la Sofres: alors que, en 1993, 71% des enfants de parents d’origine maghrébine «se sentaient plus proches du mode de vie et de culture des Français que de celui de leur famille», ils n’étaient plus que 45% en 2003. L’Allemagne s’aperçoit que 21% des musulmans vivant sur son sol estiment que «la Constitution allemande n’est pas conciliable avec le Coran». La Grande-Bretagne apprend que 6% de ses musulmans approuvent les attentats de juillet 2005 perpétrés par des terroristes locaux qui savaient jouer au cricket. Et l’Espagne découvre, après les attentats de Madrid, que les deux principales organisations musulmanes ibériques polémiquent en public sur le fait de savoir s’il faut déclarer Ben Laden «hors de l’islam»…L’Europe, bien placée pour savoir que ne pas nommer le mal ne veut pas dire qu’il n’existe pas, se trouve donc à un nouveau carrefour de son histoire. Les optimistes veulent croire à l’avènement de cette «modernité démocratique musulmane» qu’espère Alexandre Adler dans son dernier livre, Rendez-vous avec l’islam (Grasset). Les pessimistes redoutent qu’exclusion sociale et dissidence culturelle ne préparent le pire, comme Lucette Valensi, qui, dans L’Islam en dissidence (Seuil), estime que, dans les villes d’Europe, «l’islamisme est tendu entre Coran et béton, entre origine bédouine et rap des banlieues, comme le nazisme l’était entre les cheminées industrielles saxonnes et la grande forêt germanique des aubes de la race».

Les pays européens, qui ont d’abord réagi selon leurs histoires et leurs traditions, se rapprochent en adoptant des comportements de plus en plus similaires. Ils redécouvrent tardivement le dilemme classique de La Société ouverte et ses ennemis, de Karl Popper: le besoin vital pour les sociétés libérales d’avoir un minimum de fermeté face à ceux qui se servent de leurs règles pour les nier. L’assassinat de Theo Van Gogh à Amsterdam et les attentats de Londres et de Madrid ont ainsi stoppé net le mouvement de pétition lancé par des députés Verts et travaillistes pour que la Commission européenne condamne la loi française sur les signes religieux à l’école. La justice catalane vient de condamner un imam sexiste à suivre un an de formation sur la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le Land du Bade-Wurtemberg soumet depuis le 1er janvier les candidats à la nationalité à un examen de 30 questions sur l’égalité sexuelle, les droits de l’homme et les crimes d’honneur. Et les Pays-Bas veulent imposer aux imams des cours pour les initier à la fois au néerlandais et aux bienfaits du mariage homosexuel.

La Cour européenne des droits de l’homme vient de se mettre au diapason en adressant un pied de nez aux islamistes turcs qui plaident pour l’entrée dans l’Union européenne afin d’échapper à la laïcité turque: elle a débouté, il y a quelques jours, une étudiante turque qui protestait contre l’interdiction du foulard à l’université d’Istanbul et s’était réfugiée dans une université autrichienne où elle pouvait le porter. Comme dans toutes les universités européennes.


Par Eric Conan, Christian Makarian
L’express 26/01/2006

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