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Bernard Debord : « La Chine cherche à diluer l’âme tibétaine »

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10.03.2009

Le 10 mars 1959, le 14e dalaï lama s’exilait de Lhassa pour tenter de sauvegarder les intérêts du Tibet depuis l’extérieur. A l’intérieur, les troupes chinoises célébraient l’échec de l’insurrection tibétaine. Pour ce 50e anniversaire, LEXPRESS.fr revient sur la situation du Tibet sous domination chinoise avec Bernard Debord, réalisateur du documentaire « Tibet, le mensonge chinois? ». Entretien.

Un Tibétain prie devant le palais du Potala, à Lhassa, le 25 février 2009. Aujourd'hui, tous les panneaux et inscriptions sont écrits en chinois.
Un Tibétain prie devant le palais du Potala, à Lhassa, le 25 février 2009. Aujourd’hui, tous les panneaux et inscriptions sont écrits en chinois.

Dans votre documentaire, vous évoquez le peu d’impact que les JO de Pékin ont eu sur la situation tibétaine, en dépit des attentes de la communauté internationale. La Chine, sous le feu des projecteurs internationaux, n’a donc rien changé de sa politique envers le Tibet?

Il n’y a pas eu le moindre changement. Je dirais même que la situation s’est aggravée, car les Jeux ont conforté le gouvernement chinois dans l’idée qu’aux yeux du monde, la Chine est beaucoup plus importante que la population du Tibet. Certes, la mise en lumière de ces événements a permis de montrer que les Tibétains sont un peuple irréductible…mais le souffle de soutien de la communauté internationale est vite retombé.

Pourquoi la Chine semble-t-elle à ce point intouchable sur le dossier tibétain?

C’est parce qu’économiquement la Chine est un géant incontournable que le reste du monde reste en retrait. Pour vous donner un exemple, lorsque j’ai effectué mes recherches pour ce documentaire, en 2007, j’ai du m’adresser à la BBC pour obtenir les vidéo d’archives chinoises, car c’est cette chaîne qui les commercialise pour l’Europe. On m’a demandé, outre les conditions financières, de m’engager par écrit à ce que le montage ne porte pas atteinte à l’image du gouvernement chinois. Ce que j’ai évidemment refusé, avant de prendre d’autres dispositions pour obtenir des images d’archives. C’est dire si les intérêts économiques et financiers en jeu prennent le pas sur le reste!

« TIBET, LE MENSONGE CHINOIS ? »

  • Documentaire français de 54 min.
  • Il sera diffusé sur France 3 le samedi 14 mars à 23h40. Réalisé par Bernard Debord en 2008.

Ce mardi marque le 50e anniversaire de l’insurrection tibétaine et du départ en exil du dalaï lama. Faut-il craindre un durcissement des mesures de sécurité chinoises mises en place au Tibet pour éviter des débordements, comme l’année dernière à la même époque?

Les Chinois sont sur leurs gardes. Ils ont mis sur pied une campagne baptisée « Frapper fort », en prévision de ce qui pourrait se passer cette année au Tibet, bouclé et sécurisé à outrance. Dans un village connu pour être « récalcitrant », 2000 soldats viennent même d’être mobilisés… pour 3000 Tibétains. Et surtout, la Chine maintient son offensive médiatique visant à faire taire tout ce qui pourrait filtrer du Tibet. Dès décembre 2008, une réunion s’est tenue au plus haut niveau de l’Etat chinois, pour la mise en place d’un plan média consistant à prendre le contrôle financier de journaux étrangers, et à infiltrer certaines autres rédactions internationales.

Quelle marge de manœuvre est laissée aux Tibétains?

Au niveau international d’une part, des manifestations sont prévues partout à travers le monde. En France notamment, 500 mairies ont prévu de dresser le drapeau tibétain en signe de soutien. Au Tibet même, ça va bouger, on doit s’attendre à un moment d’effervescence. Certes, l’information est complètement bouclée par la Chine. Mais les Tibétains peuvent encore faire parvenir des informations par Internet et par téléphone portable, à leurs risques et périls puisqu’ils sont très surveillés. Leur action va s’organiser dans les jours à venir. L’an passé, elle avait connu un pic le 14 mars, cette année également il faudra probablement s’attendre à des mobilisations d’ici quelques jours.

Des moines tibétains en plein exercice religieux dans un monastère près de Tongren, le 24 février 2009. Un an après les émeutes anti-chinoises au Tibet, les forces de sécurités chinoises ont mis en place
Des moines tibétains en plein exercice religieux dans un monastère près de Tongren, le 24 février 2009. Un an après les émeutes anti-chinoises au Tibet, les forces de sécurités chinoises ont mis en place

Dans son Livre Blanc sur 50 ans de « réforme démocratique » au Tibet publié début mars, le gouvernement chinois met en avant le développement du Tibet grâce à cette « réforme » imposée en 1959. Qu’en pensez-vous?

Ce que la Chine a mis en place depuis 59, c’est plutôt un génocide culturel, pour reprendre les termes du dalaï lama. Effectivement, on noie le Tibet sous l’économie chinoise. Mais les capitaux profitent principalement aux colons chinois arrivés en masse ces dernières décennies. Le clinquant attire peu les Tibétains, ou alors uniquement une certaine jeunesse tibétaine désoeuvrée qui est aujourd’hui en train de sombrer. L’âme tibétaine elle-même est diluée par l’économie chinoise, plongée dans une forme de matérialisme loin de la tradition tibétaine.

Par ailleurs, l’exploitation coloniale des ressources du Tibet par la Chine est une réalité. Par exemple, les six plus grands fleuves asiatiques prennent leur source au Tibet. Et nous ne sommes pas sans savoir que l’eau est l’enjeu de demain…sans parler des ressources minières. Le nom Tibet, « Xizang » en langue chinoise, signifie d’ailleurs « Maison des trésors de l’Ouest ».

Comment expliquer la différence de vues entre la Chine qui parle de « Tibet libéré » et le Tibet qui s’estime « occupé »?

Pour les Chinois, l’essentiel est d’affirmer une chose, même si tout le monde sait que c’est un mensonge. Ils savent bien que le Tibet est un pays historiquement libre, même si je ne nie pas les relations étroites qui lient le Tibet à la Chine. Mais l’entreprise coloniale est bien là. C’est pour cela qu’ils ont voulu que les Tibétains reconnaissent la dimension de « libération » lors de la signature de l’accord en 17 points approuvé par la délégation tibétaine en 1951. D’ailleurs, cet accord n’est pas valide puisque les Chinois y ont fait apposer un faux sceau de la main de la délégation tibétaine, venue à Chamdo uniquement pour discuter et qui a été contrainte de plier.

Pourquoi avoir choisi ce titre [« Tibet: le mensonge chinois? »] pour illustrer votre documentaire?

Un moine tibétain prépare des offrandes devant une photo du dalaï lama, le leader spirituel exilé en Inde.
Un moine tibétain prépare des offrandes devant une photo du dalaï lama, le leader spirituel exilé en Inde.
L’idée de faire ce film nous est venue, avec Cinétévé, à l’automne 2007. Nous savions que 2009 marquerait ce double 50e anniversaire. Nous avions donc l’intention de dresser un état des lieux, sur le thème « que reste-t-il de ce Tibet aujourd’hui? ». Puis il y a eu le soulèvement de mars 2008. Et nous nous sommes aperçus que pour la première fois, ce que disait la Chine devenait audible pour la communauté internationale: la Chine parlait de Tibétains casseurs de commerces, de Tibétains qui attaquaient les Chinois… Dans beaucoup de déclarations à travers le monde, notamment par des hommes politiques comme Mélenchon en France, nous nous sommes rendus compte que la propagande chinoise faisait beaucoup de mal. Il nous est apparu urgent d’orienter finalement le documentaire sur cette propagande, dont j’ai une bonne connaissance pour avoir été enseignant à l’université de Pékin à l’époque Mao… [professeur de langue, d’histoire et de civilisation françaises, ndlr].

Que pensez-vous de la « radicalisation » des mouvements de jeunesse pour le Tibet qui prônent l’indépendance sans concession? Font-ils du tort au combat du dalaï lama, qui lui ne parle que d’autonomie ?

Ces jeunes sont en désaccord avec le dalaï lama, mais ils le respectent énormément et soutiennent profondément sa cause. Bien souvent, cette génération a grandi à l’extérieur du Tibet ou elle en est partie tôt et n’a pas connu la guérilla qui a duré jusque dans les années 70. Les jeunes sont impatients, et ils pensent qu’une ligne dure peut aboutir dans le combat du Tibet pour la liberté. Le dalaï lama, lui, est obligé d’adopter ce qu’il appelle la « voie du milieu ». L’inconvénient, c’est que ces mouvements indépendantistes donnent du grain à moudre aux autorités chinoises. Même si, pour l’heure, les mouvements de jeunesse sont restés pacifiques et que la Chine n’a jamais pu prouver les violences qu’elle leur attribue.

Des soldats de l'armée chinoise croisent un moine tibétain au cours d'une patrouille dans les rues de Lhassa, le 1er février 2009, pendant la célébration du nouvel an chinois par les colons chinois installés au Tibet.
Des soldats de l’armée chinoise croisent un moine tibétain au cours d’une patrouille dans les rues de Lhassa, le 1er février 2009, pendant la célébration du nouvel an chinois par les colons chinois installés au Tibet.

Voyez-vous une issue favorable au conflit sino-tibétain?

L’issue n’est pas évidente du tout. Elle est un peu dans ce que dit le Premier ministre tibétain exilé interrogé dans notre documentaire: la Chine changera… Il suffit de voir la « Charte 08 » signée en 2008 par 300 juristes et hauts fonctionnaires chinois qui réclament pour la Chine un Etat de droit et le fédéralisme. Même si la grande masse du peuple est empreinte d’un fort nationalisme et d’un profond mépris pour les « sous-peuples », on peut espérer autre chose des élites chinoises. Je suis sidéré par la vitesse à laquelle elles prennent conscience qu’il faut un système démocratique pour vivre dans une société apaisée. J’ai confiance en cette culture chinoise, même si je suis hostile à leur politique tibétaine.

La solution sera donc chinoise?

La solution sera chinoise si le monde continue de montrer qu’il n’est pas d’accord avec ce qu’il se passe au Tibet. Les pressions internationales doivent continuer, même si elles ne sont pas présentes au niveau de l’Etat, et encore moins au niveau du business… L’opinion publique fait beaucoup et le dalaï lama est extrêmement populaire.


Par Lauranne Provenzano

Source : www.lexpress.fr

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