LE GRAND ART DES SONG
03.01.2009
Connu d’abord comme écrivain, François Cheng n’a cessé d’étudier la peinture chinoise.
Son livre sur Chu Ta, un peintre calligraphe du XVIIe siècle, devenu moine sous le nom de Chuanqi (Le Génie du trait, Phébus, nouvelle édition, 1999) est vite devenu indispensable à ceux qu’intéresse l’esthétique bouddhiste. Une des conséquences de l’introduction du bouddhisme en Chine fut en effet le renouvellement de la peinture de paysage: depuis les Tang, qui régnèrent de 618 à 907, cet art s’est développé en se fondant sur une éthique des vertus de l’ascèse et de la contemplation de l’harmonie de la nature. Dans son étude, magnifiquement illustrée, de la peinture des Song (960-1279), François Cheng revient sur ces fondements, alors qu’il commente une cinquantaine de chefs-d’oeuvre de cette riche période.
Il n’est pas toujours facile de distinguer les traits propres au bouddhisme et ceux hérités des vieilles traditions taoïstes de la Chine impériale. Se concentrant surtout sur la peinture de fleurs et d’oiseaux, cette étude de la peinture sur soie cherche le point de rencontre entre les traités d’esthétique et les oeuvres. Les artistes étaient nombreux à la cour des Song, et chacun apporte un style particulier, mais tous se situent sur un spectre qui va du genre très libre au style dit «appliqué». L’époque s’ouvre avec l’héritage du grand Huang Quan, dont François Cheng montre l’influence sur toute la période. Mais c’est sous le règne de l’empereur calligraphe Hui-zong et des artistes réunis autour de lui que le style des artistes Song prend forme. Comment le définir? D’abord par une attention minutieuse portée au détail de la vie animale, l’artiste cherchant à saisir le rapport unique de chaque mouvement à l’ensemble de la vie de la nature. Les oiseaux de toutes espèces engendrent ici un catalogue très complexe, et leur légèreté rivalise avec leur concentration à l’arrêt.
À cette esthétique, des maîtres comme Wen Tong vont adjoindre un art de l’encre pure, dont le thème sera d’abord la tige de bambou ou la branche d’arbre en fleurs. Les artistes de cette mouvance se rendent aux extrémités de la ressemblance, pour exprimer le principe du li, cette force interne qui est la «règle cachée de toute manifestation». Le concept est d’abord confucéen, mais comme Cheng le fait voir, il accueille aisément la pensée bouddhique de la nature: tout y est expression du cycle de la régénération et recherche de sérénité.
Toute l’histoire de la peinture chinoise est imprégnée par l’esthétique des artistes de la dynastie des Song. François Cheng propose d’en décrire le principe essentiel comme l’expression du chant qui jaillit entre les êtres de la nature, et dont les oiseaux seraient les exemples les plus visibles: leurs appels et leurs réponses constituent cet «invisible tissu musical» qui les fait coexister dans une révélation unique, une «épiphanie sans fin». Qu’on regarde en effet ce rossignol sur une branche de néflier, ou ces vols de grues sur des lacs parsemés de bambous, c’est toujours le même équilibre entre une vie fragile et l’ordre complexe qui la rend possible. La vulnérabilité de chaque être vivant est pour ainsi dire expliquée par son insertion dans un tout qui justifie chacun et expose sa finitude en même temps que sa beauté. Même les scènes où la mort s’annonce pour un animal ou pour l’autre ne présentent aucune souffrance, seulement une forme de consentement au souffle universel. Nous aimons dans cet art à la fois l’absence de sentiment, qui libère un espace de contemplation pure, et la présence dense de l’ordre naturel qui banalise la souffrance humaine en évitant de la représenter. Personne mieux que François Cheng ne pouvait décrire ces oeuvres en y mettant en lumière une esthétique aussi éloignée des canons occidentaux. Comme il le dit en commentant une oeuvre de Qui Bai Shi, un maître moderne de l’encre, représentant des fleurs de volubilis, comment comprendre un art où le rouge ne sert qu’à représenter l’éclosion d’un temps délivré des inquiétudes mortelles, alors qu’il est d’abord en Occident le sang et la mort?
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D’OÙ JAILLIT LE VENT
La Voie des fleurs et des oiseaux dans la tradition des Song
François CHENG,
Paris, Phébus, 2008 (première édition, 2000).
Par Georges Leroux
Source : www.ledevoir.com