Droit de cuissage et devoir de l’historien
Geneviève FRAISSE
Je cherche à ne pas dire « droit de cuissage », je peux écrire « cuissage », « fait de cuissage »1. « Droit de cuissage », cependant, est plus parlant. Mais pour parler de quoi? Il est un fait avéré, celui d’un être doté d’un peu de pouvoir social, être masculin le plus souvent, et qui profite de son pouvoir pour obtenir quelque chose du sexe de l’autre, en général une femme. Ce fait avéré prête à des représentations, des fantasmes, des idées qu’un sexe fabrique avec ou à partir de l’autre sexe. Toute l’histoire des femmes, l’histoire des sexes, pourrait partir de là. Mais que ce fait soit perçu ou exprimé comme un « droit » mérite évidemment discussion, est un enjeu historique et épistémologique important.
Deux livres ont récemment eu pour titre « le droit de cuissage », celui de Marie-Victoire Louis, et celui d’Alain Boureau2. L’un cherche à montrer le réel d’un fait historique, l’autre veut démonter la fabrication d’un mythe. L’un superpose le fait et le droit, le terme « droit » étant alors d’usage métaphorique ; l’autre dissocie le fait du droit au point de se désintéresser du réel. De cette opposition dans la pratique de l’écriture de l’histoire, je déduis quelques questions, à mes yeux essentielles à l’histoire des sexes.
Ces questions se résumeraient en une série d’oppositions, ou plutôt de mises en balance :
Lors de la parution des cinq volumes de l’ Histoire des femmes en Occident, on discuta l’importance accordée aux représentations historiques de la différence des sexes au détriment d’une mise en valeur des sujets femmes ; il fut ajouté que cette opposition en recouvrait une autre, plus radicale, celle du réel et de sa représentation.
Entre le réel et son image, le mythe juridique, celui d’un droit, ou celui d’une loi, joue un rôle historique important. La représentation juridique a une efficace hors de son champ, dans d’autres espaces de représentation comme dans la réalité même qu’elle est censée mythifier.
Entre un droit mythique et une oppression réelle, comment construire l’histoire ? La question du droit soulève bien celle de l’origine de la Loi, comme structuration de la société et comme légitimation d’une domination.
Alors la question du statut de la représentation ne peut éviter celle de sa vérité ; ce qui d’une certaine façon nous renvoie au point de départ.
Dans le bilan critique de l’ Histoire des femmes en Occident, deux textes se trouvent côte à côte, dont on remarque à la lecture la distance qui les sépare. Le premier, de Roger Chartier, traite de la violence symbolique exercée sur les femmes ; le second, celui de Jacques Rancière, met en cause les représentations et ce qu’elles occultent du réel et du sujet3. D’un côté la violence symbolique englobe la violence réelle, de l’autre la réalité du sujet femme est seule à pouvoir animer la représentation. Le second article pourrait être la réponse au premier. Pour ma part, j’ai l’impression d’avoir tenté sans cesse de dire le va-et-vient entre le réel, le sujet et la représentation en écrivant une part de la généalogie de l’exclusion des femmes de la res publica, en mêlant sciemment les actes et les textes, les acteurs et leurs discours, et j’ai du mal à suivre ces jeux d’oppositions4. L’affaire du sujet, de sa subjectivation, de son état d’acteur de l’histoire, s’inscrit tout autant dans le réel que dans sa représentation5. Pourtant la question du réel s’impose désormais comme problème actuel d’historiographie.
Le cuissage a-t-il donc existé ? Que la question ne soit ni vraiment posée, ni même traitée dans le livre d’Alain Boureau est un phénomène d’historiographie remarquable. Marie-Victoire Louis, à l’opposé, assimile le réel à une évidence et « le droit de cuissage » pourrait même être un invariant de notre histoire bien qu’il prenne des formes distinctes sous la féodalité ou en démocratie ; ce qui ne simplifie pas non plus nécessairement la tâche de l’historien. Mais « droit de cuissage » renvoie à un phénomène moyenâgeux et Marie-Victoire Louis ne dit l’employer que parce que le réel qu’il désigne est tellement occulté qu’il est sans mot exact. Aujourd’hui nous disposons de l’expression nouvelle de « harcèlement sexuel » ; cela n’est d’ailleurs pas tout à fait la même chose. Alain Boureau, en revanche parle du « mythe du droit de cuissage » (voire de la « fable »), ce qui revient, malgré quelques dénégations ici ou là, à le désigner comme un mot, une expression sans réel, peut-être comme un faux. Michelle Perrot, qui préface le livre de Marie-Victoire Louis, voit dans l’usage moderne de l’expression « droit de cuissage » un procédé analogique, voile commode face à la brutalité des choses. La nomination d’une réalité apparaît ainsi comme un enjeu fondamental et comme un débat plein d’intérêt pour l’histoire des femmes.
Réel et représentation
Le pari d’Alain Boureau consiste à déconstruire une représentation, le droit de cuissage, comme image surfaite de la barbarie du Moyen Age, sans discuter d’un réel éventuel, d’un fait de cuissage. Le « droit de cuissage » est avant tout pour l’historien un objet de controverse et la démonstration de son mythe le moyen de réhabiliter le Moyen Age si souvent caricaturé. La polémique ne porte pas sur le réel de la violence entre les sexes mais sur une représentation populaire contemporaine, la barbarie du Moyen Age. Il est par conséquent logique de penser que l’objet de controverse intéresse plus Alain Boureau que le droit de cuissage en lui-même ; ce qui se conçoit mais nous renvoie au fait que, dans le réel comme dans la pensée, les femmes, ou la question des femmes, sont un objet d’échange, servent toujours à autre chose ; ici moyen d’échange, monnaie discursive. En discutant le droit de cuissage, Alain Boureau parle du droit supposé d’un homme à disposer du corps d’une femme pour écrire l’histoire du Moyen Age et du droit au Moyen Age. Le « droit de cuissage » lui permet donc de régler des comptes extérieurs à la question. Dans la pensée, user rhétoriquement ou métaphoriquement de la différence des sexes, est un procédé fréquent, voire essentiel à notre histoire occidentale6.
L’amusant est que le livre de Marie-Victoire Louis ne peut pas prêter main forte à la représentation barbare du Moyen Age : en effet, la fin de la féodalité et le XIXe siècle signifient la généralisation de la pratique de cuissage, j’oserai dire sa « démocratisation ». De ce point de vue, le reproche adressé par Alain Boureau à Marie-Victoire Louis est dévié de son objet.
Le premier débat d’Alain Boureau porte sur notre représentation débile du Moyen Age, le second concerne l’existence historique du mythe juridique. L’expression « droit de cuissage » ne renvoie à aucune réalité historique du droit d’abuser d’une femme de statut inférieur. Jamais aucun droit ne fut instauré et Alain Boureau, avec une science sans faille qui fait le plaisir du lecteur et de la lectrice, montre comment s’est construit ce mythe, et quelle envergure lui fut donnée au XIXe siècle, une fois de plus d’ailleurs pour régler d’autres histoires, pour résoudre d’autres enjeux. Qu’il n’y ait pas de droit, au sens d’un droit estampillé, inscrit dans les textes, ne simplifie pas pour autant l’affaire. Alain Boureau lui-même sait reconnaître la possibilité de « l’efficace d’une légende », disons alors l’efficace d’un mythe, voire l’efficace d’un droit mythique. On pourrait alors faire remarquer que l’auteur revient au réel qui nous manquait ; cependant l’efficace de la légende n’est évoquée qu’en passant.
Mythe et histoire
Le mythe juridique, en effet, intéresse pour lui-même dans la perspective générale d’une histoire des femmes. Le mythe du droit de cuissage n’est pas un phénomène isolé. Il existe d’autres exemples de légende ou de mythe qui se construisent à partir d’actes relevant de la loi, décret ou coutume, dérivant d’une référence symbolique qui font « force de loi ». Deux exemples rapides, la « légende du Concile de Mâcon » et « la loi salique ». Deux exemples qui devraient intéresser Alain Boureau car tous deux s’inscrivent dans l’histoire du Moyen Age et sont réactivées à la Révolution française et au XIXe siècle. Schéma identique, donc, à celui du droit de cuissage.
Le premier exemple, celui du Concile de Mâcon, est amusant car fortement marqué par son usage de dérision. Cette légende raconte que les évêques du VIe siècle auraient un jour discuté fort sérieusement de l’existence de l’âme des femmes pour conclure magnanimement positivement. L’histoire ensuite, à partir de 1789, s’en serait servi comme d’une menace chaque fois qu’il fallait contenir l’activité féminine. Trois éléments sont à mettre en lumière7. Le premier est informatif : ce n’est pas lors du concile de Mâcon (586) mais d’un synode provincial (585) que les hommes se sont demandé si homo, tel le Mensch allemand, signifiait l’être humain en général, femmes comprises, et non seulement le sexe masculin. La légende est donc bien telle : la caricature misogyne d’une question somme toute acceptable. Le deuxième montre l’usage effectif de la légende : au XVIe siècle, l’âme hypothétique des femmes, sous la forme de la question de l’appartenance des femmes au genre humain, sert à régler une querelle entre doctrinaires religieux adverses. Cette légende apparaît là, elle aussi, comme un moyen d’échange pour une dispute théorique. Bayle, cent ans plus tard, dans son dictionnaire, en fait une mise au point tout à fait lucide. Le troisième élément intervient dans l’espace politique lorsque l’âme des femmes devient un argument mi-sérieux, mi-loufoque, soit pour argumenter la fermeture des clubs en 1793, soit pour tourner en dérision ceux qui affichent sans vergogne le mépris politique, une misogynie publique envers les femmes. On ne doute plus, au XIXe siècle, que les femmes aient une âme ! Ainsi la « légende du Concile de Mâcon » a une efficace rhétorique en dehors de son prétendu champ d’origine, à savoir la théologie, dans l’espace politique de l’inégalité des sexes. Tout est faux dans cette légende et pourtant elle fait de l’usage ; elle a une efficace.
Le deuxième exemple est celui de la loi salique, loi qui ressemble à une représentation coutumière pendant longtemps, loi exhumée à la fin du XVIe siècle, loi introduite dans la Constitution en 1791 contribuant ainsi à l’exclusion des femmes de la chose publique de la démocratie naissante. Là encore l’histoire se fait en plusieurs temps : tout d’abord une loi civile des Francs Saliens, datant de 511, et définissant la terra salica ou terre des ancêtres ; puis une loi politique, exhumée à la Renaissance et utilisée à la fin du XVIe siècle pour régler le problème de succession au trône (en faveur d’Henri IV) ; pour finir, un décret de 1789, puis un article de la Constitution de 1791, explicitant la succession uniquement masculine du trône, repris par le projet de Constitution de Napoléon III. L’efficace d’une loi civile dans le champ du politique, la réalité imaginaire puis constitutionnelle, mais dans les deux cas bien réelle, de cette loi paraît remarquable8.
Ainsi « la légende du concile de Mâcon » se révèle, au cours de sa chronologie de légende, de plus en plus fantasmatique et pourtant de plus en plus « réelle » : une petite discussion provinciale sert de balle de ping-pong dans un débat théologique et finit en argument politique pour ou contre l’égalité des sexes dans un XIXe siècle qui, croyant de moins en moins en Dieu, n’a cure de l’existence de l’âme d’un homme ou d’une femme. Quant à la loi salique, elle dérive aussi de sa réalité initiale en passant de l’espace civil à l’espace politique, en reprenant du service au moment même où elle devrait tomber en désuétude avec la fin de la monarchie.
Avouons qu’on pourrait s’y perdre : entre la réalité d’un débat ou d’une loi et l’usage qui peut en être fait dans un autre siècle et dans un autre champ, entre le fait historique et le fictif tout aussi historique. Un débat sur l’âme des femmes qui s’avère un faux, une loi salique mythique, qui devient réelle et agit toujours aujourd’hui comme un mythe : le « droit de cuissage » pourrait s’inscrire dans cette histoire-là, histoire des femmes où fantasme et réel font bon ménage.
C’est pourquoi je joins ces trois exemples dans une histoire des femmes : ils travestissent par leur caricature une réalité d’inégalité entre hommes et femmes, ils brouillent par le mélange de la fiction et de la trivialité une représentation de l’oppression des femmes. Ne serait-ce pas précisément un « ingrédient » spécifique à l’histoire des femmes ?
Droit et oppression
Il est temps en effet de revenir à la trivialité désignée par le « mythique “droit de cuissage” ». Au fond, je comprends bien la réticence d’Alain Boureau. Accepter l’expression serait reconnaître deux choses complémentaires et parfois peu conciliables pour certains : l’existence de la domination masculine et par conséquent l’existence d’une oppression des femmes. Et s’il est acceptable de considérer que l’une et l’autre persistent de façon malencontreuse, qu’elles sont produites par des séries de mécanismes sociaux, économiques, culturels, il est insupportable de les appréhender comme quelque chose d’officiel, de notoire, comme un « droit ». Mais alors contester la domination masculine comme un droit ne doit pas empêcher de reconnaître que c’est un fait. Or là est, semble-t-il, toute la difficulté : Alain Boureau s’en tire en parlant d’« usage » de la domination ; il y aurait une technique de la domination mais pas de principe surtout !
On pourrait s’interroger également sur le sens du mot droit impliqué ici. Car il existe un droit du plus fort qu’aucune symbolique institutionnelle n’estampille. Le droit de cuissage ne joue-t-il pas de ce double usage du mot droit qui s’amuse de mêler le fait du plus fort et la loi du maître? L’histoire du droit du plus fort ne s’inscrit pas uniquement dans l’histoire du pouvoir de la loi. On pourrait alors, grâce aux deux acceptions du mot droit, s’accorder minimalement sur l’existence de fait, sinon de droit, de la domination masculine. Et pourtant cela n’entraînerait pas pour autant une prise en considération de l’oppression des femmes. Reconnaître la domination n’est pas nécessairement percevoir l’oppression, j’y reviendrai.
Prenons un moment fort de la démonstration : le mythe associe droit de cuissage et nuit de noces. Au cœur donc du moment où la femme accepte juridiquement un ordre contraignant, le mariage traditionnel, la soumission serait redoublée par le viol du seigneur. Au moment le plus légal de la vie d’une femme, son mariage, la violence symbolique, et très réelle, du pouvoir de l’homme sur la femme serait comme doublement affirmée. Impensable, dit l’auteur. A moins, au contraire, que le droit légal soit contrarié ou complété par le droit illégal, le droit du plus fort. Alors autre est le mécanisme de la domination masculine.
Le droit du plus fort est également un droit qui ne dit pas seulement l’impunité de celui qui l’exerce, mais bien sûr aussi sa légitimité à l’exercer. Que le droit légal de profiter de la femme d’un autre la nuit de ses noces n’ait jamais existé, n’invalide pas pour autant le droit du seigneur (impunité et légitimité) à profiter d’une femme de condition inférieure.
Là est la question, toujours aussi actuelle, posée par la notion et la réalité « droit de cuissage » : jadis le pouvoir social d’un homme sur une femme était celui du seigneur ; ainsi il exerçait un pouvoir sexuel. Pendant la nuit de noces, ou durant la journée de travail. Aujourd’hui, Marie-Victoire Louis raconte l’histoire moderne du seigneur, celle du patron, du contremaître, sur l’ouvrière. Le nouveau seigneur, du jour et non plus de la nuit, est le chef, l’employeur. Que dit la loi sur le « harcèlement sexuel » que fit voter Véronique Neiertz ? Strictement la même chose : ce n’est pas une loi sur le harcèlement sexuel en général, sexisme ordinaire du violeur potentiel ou avéré ; c’est une loi qui touche uniquement l’espace professionnel, les contraintes subies par un(e) inférieur(e) de la part d’un(e) supérieur(e). Les féministes se sont désolées d’une loi à leurs yeux restrictive. Et pourtant l’enjeu symbolique est de taille lorsqu’une définition du harcèlement est donnée dans un espace réglementé par des lois, à notre époque l’espace professionnel.
Et là se retrouve une des questions, peut-être la question posée par Alain Boureau. Qui fait la loi ? L’idée essentielle du livre, passionnante ou angoissante selon les uns ou les autres, est de refuser l’idée que « l’oppression seigneuriale aurait une origine violente » (p. 168). Pour l’auteur, accepter une telle représentation est se soumettre à « un imaginaire classificatoire qui établit le Maître à l’origine de la Loi ». Idée forte à verser au débat.
Représentation et vérité
Il faut bien pour finir qu’une représentation croise l’idée de la vérité. La légende est efficace dit Alain Boureau, la légende a « une réalité médiévale », dit-il encore. Mais l’efficacité et la réalité ne font pas pour autant vérité. L’auteur s’emploie à le montrer, à plusieurs niveaux ainsi résumés :
Alain Boureau dénonce l’usage militant fait de la notion de droit de cuissage : il n’aime pas finalement ce qu’il appelle la bipolarité du dominé et du dominant. On comprend une fois de plus que la catégorie de la domination fait problème pour un historien. Catégorie politique sans doute, donc idéologique, par conséquent ascientifique. Ecrire l’histoire du cuissage relève du militantisme. La domination des hommes sur les femmes n’est pas un droit ; ajoutons qu’il n’est pas sûr que ce soit un fait, un fait de science historique s’entend : Alain Boureau ne la reconnaît que pour mieux l’esquiver. Dans un domaine voisin, la même question vient d’être posée : le livre récent de Mona Ozouf, Les Mots des femmes9, me semble participer d’un refus semblable malgré une démarche a contrario mais finalement complémentaire (montrer l’heureuse liberté des femmes dans la société française). En effet, le point nodal est le choix de l’historienne de parler de la liberté des femmes sans discuter de l’égalité des sexes, escamotant ainsi la reconnaissance de l’oppression des femmes. La polysémie du mot liberté esquive la pression politique inhérente au mot d’égalité. Domination et égalité font « militant », mots impurs pour la science historique. Problème sérieux à mes yeux. comment parler du rapport des hommes et des femmes si ce n’est en fonction d’une égalité possible, démenti de la domination comme de l’oppression. Non pas au nom d’une utopie que l’historien renverrait à l’anachronisme, mais au regard de l’éventail des plaintes et des rêves de générations de femmes.
Alain Boureau fustige aussi, comme un chemin menant à l’erreur, l’interprétation anthropologique (incluant Freud) dont il affirme qu’elle « échappe à la vérification » qu’elle n’est qu’un « bric-à-brac sur la sexualité de l’Autre ». La question posée est celle de l’invariant, autre loi de l’histoire, et Alain Boureau n’aime pas l’anhistoricité supposée de l’anthropologie. J’acquiesce d’autant à cette critique que l’historicité de l’histoire des femmes me paraît une des questions non résolues10.
Puis le champ socio-culturel lui paraît à son tour douteux : la « dialectique maître-servante » est une « réalité qui sert trop explicitement l’imaginaire ». Et si c’était le contraire ? Si l’imaginaire servait un peu trop le réel ? Croisons donc imaginaire et réel sans substituer l’un à l’autre, masquer l’un par l’autre11. Et soyons précis : existe-t-il vraiment une dialectique maître-servante? La question est complexe et The Servant de Joseph Losey ne saurait nous faire oublier la situation de Sarah et des cent coups de bâton qui la punissent de n’avoir pas accepté son viol par le maître. Dialectique n’est pas un terme neutre même s’il veut se montrer scientifique. Il prétend établir une balance entre deux positions par ailleurs inégales. L’imaginaire triomphe de la réalité, et cette dernière ne serait pas niée, seulement mise à sa place, celle, dit-il joliment, de la « jointure des abus sexuels réels ». La réalité n’est pas centrale et l’imaginaire s’offre, dans cette dialectique maître-servante, comme la base idéale de la réflexion historienne…
Ainsi revenons-nous au point de départ : le réel du « droit de cuissage » n’est pas l’objet du livre. Ni les sujets qui abusent de l’autre ou sont abusés par l’autre ne comptent. Ni les représentations ne s’accordent avec le réel. On peut donc traiter des représentations sans les sujets et sans le réel… Sans oublier cependant que la reconstruction historique du fait de cuissage, Marie-Victoire Louis le souligne, dépend pendant de longs siècles de sources masculines.
Retenons pour finir quelques éléments qui sont à mes yeux essentiels à une écriture de l’histoire de la différence des sexes :
– L’importance du mythe, qui me semble, tout compte fait, qualifié plutôt que disqualifiable. Pas d’imaginaire déréglé cependant où les fantasmes seraient évidemment délirants mais de l’efficace, comme dit lui-même Alain Boureau. « Efficace » signifie clairement le croisement d’une légende avec des faits à certains moments d’histoire, non pas des faits qui illustreraient la légende mais des faits qui mettent en acte le réel de la légende (par exemple la loi salique dans la Constitution de 1791).
– Une réflexion sur le droit, sur le mot droit, droit coutumier, droit de la loi, droit du plus fort couvert par la loi, mais aussi sur l’origine du droit et de la loi. L’histoire des femmes est traversée de part en part par l’histoire de la loi, des lois défavorables le plus souvent, favorables parfois, des lois demandées ou combattues à partir de l’ére démocratique. Pour les femmes aussi le droit n’est pas que la loi : elles savent « prendre leur droit » au XIXe siècle sans que nécessairement on le leur donne, pratiques de transgression que des lois entérineront ensuite. Telle est donc bien la bonne question, celle d’Alain Boureau : qui est à l’origine de la loi ?
Mythe, droit et réalité font peut-être meilleur ménage que ne le croit Alain Boureau. A trop les séparer, on peut se demander à quelle économie de l’écriture de l’histoire d’aujourd’hui cela correspond. Mon idée est simple. Il fallut pendant des années rendre visibles les femmes dans l’histoire, puis dans un deuxième temps démontrer que l’histoire est sexuée. Dans les deux cas la dimension du conflit entre les sexes s’impose à l’analyse sans que cette dernière devienne pour autant misérabiliste. Mais la pression est forte de ne pas vouloir voir. Une nouvelle façon de nier la sexuation de l’histoire apparaît aujourd’hui alors que l’oubli tente de faire place à la mémoire : se détourner de la réalité d’oppression et d’inégalité des femmes. Là est à mes yeux l’indécence : parler du viol sans en parler.
Je ne suis pas vraiment d’humeur belliqueuse et c’est pourquoi je n’ai pas multiplié les citations qui auraient montré l’aspect tendancieux d’une démarche – en gros l’introduction et la conclusion du livre – qui, lorsqu’elle est démonstration – le contenu même du livre – est sans failles. Mais ce n’est pas seulement une affaire d’humeur : l’important n’est pas uniquement de dénoncer l’occultation, de se battre pour la reconnaissance du réel. L’important, tel est mon propre choix épistémologique, est de créer un espace d’intelligibilité et d’intelligence pour penser ce délicat objet d’histoire qu’est la relation entre les sexes, amour et guerre, malentendus et violences. C’est pourquoi l’humeur n’y suffit pas et la patience dans la recherche des enjeux des uns et des autres est nécessaire.
Notes
1 Ce texte fut l’objet d’un exposé au séminaire d’histoire des femmes du Centre de Recherches Historiques (EHESS) en juin 1995.
2 Marie-Victoire Louis, Le Droit de cuissage, France, 1860-1930, Editions de l’atelier, 1994; Alain Boureau, Le Droit de cuissage, la fabrication d’un mythe, XIIIe-XXe siècle, Albin Michel, 1995.
3 Femmes et histoire, actes du colloque [1992] organisé par Georges Duby et Michelle Perrot, Plon 1993.
4 Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France, 1989, Folio-Gallimard, 1995.
5 Voir Christine Planté et sa gêne devant la « dualité » du réel et de sa représentation, « Entretien avec Michelle Perrot », Futur antérieur, supplément, L’Harmattan, 1993, p. 231.
6 Hypothèse développée dans mon livre La Différence des sexes, PUF, 1996.
7 Muse de la raison, op. cit., chap. 5 « L’âme des femmes ».
8 Muse de la raison, postface, op cit, p. 345
9 Fayard, 1995 ; voir aussi Le Débat, n° 87, novembre-décembre 1995) et Muse de la raison, op. cit., p. 340.
10 La Différence des sexes, op. cit., pose l’hypothèse philosophique de l’historicité de la différence des sexes.
11 Geneviève Fraisse, Femmes toutes mains, essai sur le service domestique, Seuil, 1979.
Geneviève FRAISSE, « Droit de cuissage et devoir de l’historien », Clio, numéro 3-1996, Métiers. Corporations. Syndicalisme, [En ligne], mis en ligne le . URL : clio.revues.org. Consulté le 31 octobre 2008.