Aborder la question de la signification du jihad, à l’heure de la mondialisation, de la guerre en Irak et de l’actuel chaos géopolitique, dans le monde musulman, n’est pas sans risques. C’est ce que reconnaît sans mal, Mohamed Mestiri, lorsqu’il débute son intervention : « Ce sujet est pour le moins délicat, sensible, sinon dangereux. »
Pourtant, au sortir de ces trois heures trente de conférences, sur le sujet précis « Du jihad à l’ijtihad », on pouvait être satisfait. Aucune des difficultés ou des ambiguïtés de ces thèmes n’ont été éludées. Mieux, on en ressort avec davantage d’éclaircissement sur les dimensions philosophiques, spirituelles et juridiques, de ces deux notions majeures, de l’islam.
Le jihad n’est pas une guerre sainte
Ainsi, pour Mohamed Mestiri, il est fondamental de resituer la notion de jihad dans sa pluralité sémantique. « Le jihad a plusieurs sens : éthique, spirituel, socio-politique. Sur le plan théorique, il signifie le sens d’accomplir un effort dans le chemin de Dieu, avec le sens de permanence et de continuité, d’endurance, impliqué par la racine du verbe ja-ha-da (…) Si, sur le plan juridique, le terme de jihad renvoie à un sens militaire, il y a tout de même un cadre éthique à respecter. Le verset 69 de la sourate 29 insiste sur ce sens éthique de bienfaisance et de guidance. Le moujahid est le bien-guidé, le bienfaisant. »
Tahar Mahdi insiste catégoriquement, pour sa part, sur la profonde dichotomie sémantique et terminologique du jihad avec la traduction, très répandue, de guerre sainte. « Aucun verset coranique se rapportant à la guerre ne fait référence au jihad. Tout les versets évoquant la guerre parlent du qital (NDLR : combat armé) et non du jihad. Le lien du qital au jihad est une convention ne s’appuyant sur aucun texte. Le qital est prescrit justement parce qu’aucun homme n’aime la guerre. L’auto-défense est une sunna qawmiyya (NDLR : valeur universelle). En islam, aucune guerre n’est sainte et aucun texte ne mentionne le jihad comme guerre sainte. Le Prophète est venue servir l’humanité et non la soumettre par le jihad. »
Une analyse juridique et morale partagée par Eric Geoffroy, auteur de l’ouvrage Jihad et contemplation. « L’islam n’ignore pas que la guerre est un fait humain. Il l’a prend en compte, la codifie mais ne la sanctifie jamais. Il n’y a pas de guerre sainte car, tout homme est sanctifié, dès sa naissance, par la fitra (NDLR : prédisposition naturelle à la foi et au monothéisme). »
Dès lors, comment comprendre le développement et l’intérêt suscité autour des nombreux mouvements jihadistes ?
D’après Geoffroy, la question est temporaire et ne se pose pas sur le long terme. « Le jihadisme est un passage, un épiphénomène temporaire. Après le nihilisme, il y a quelque chose. C’est une loi cosmique. » Pour Mestiri, l’effervescence du jihadisme s’explique historiquement et politiquement. « C’est un double désespoir, après le double échec de la croyance en un réformisme politique des pays musulmans et la désillusion sur l’idéologie universaliste occidentale. C’est le même problème depuis des décennies, celui de l’absence d’alternance et de stagnation politique de ces pays. »
Du jihad mineur au jihad majeur
Si le jihad n’est pas une guerre sainte, qu’est-il ?
« Le jihad est dépassement de soi-même. Il est un double mouvement de libération. Mouvement de libération intérieure, de purification des passions de l’âme. Mouvement de libération extérieure, contre la tyrannie et la violence », poursuit Geoffroy. Le jihad an-nafs (NDLR : effort intérieur contre les passions de l’âme) est un jihad majeur car il est celui de tous les instants. Tout comme dire la vérité à un tyran, est un jihad majeur. »
Mohamed Mestiri recense d’autres occurrences du jihad. « Le verset 72 de la sourate 22 parle du jihad comme d’une certitude se manifestant dans les actes d’adorations que sont la salat (NDLR : prière) et la zakat (NDLR : aumône légale ayant valeur de purification spirituelle). Le verset 21 de la sourate « Muhammad » en parle comme d’une épreuve, avec un sens de sacrifice et de don de son argent, de ses bien, voire de sa vie, alors que le verset 73 de la sourate 9 « At-Tawbah (NDLR : le repentir), le décline comme un effort accompli dans la bonne parole, compris au sens de controverse intellectuelle. »
Controverse intellectuelle ? L’ijtihad n’est plus très loin. Selon le directeur de l’IIIT, « le mot ijtihad, qui a la même racine de jihad, a un sens plus intérieur, intellectuel et spirituel. Il indique la même notion d’effort à entreprendre, effort pour comprendre, clarifier et résoudre un problème, mais dans un sens et avec une application social (…)
Le fameux hadith de Mou’ad, avant qu’il ne parte au Yémen, nous enseigne plusieurs choses. D’abord, que l’ijtihad est, après le Coran et la Sunna, l’un des fondements de l’islam. Qu’il fait partie des conditions pour comprendre la vocation de la Révélation et la pratiquer. Mais encore, qu’il implique une force d’esprit et de personnalité (…)
Pratiquer l’ijtihad, c’est avant tout se positionner soi-même, en prenant la responsabilité de son avis, de son opinion. En ce sens, il n’y a pas d’ijtihad, sans dépassement d’un cadre de pensée. L’ijtihad, ainsi défini, a permis à l’islam de produire des écoles juridiques, des cultures et des sociétés musulmanes, diverses mais unies sur les fondements suivants : le Tawhid (NDLR : l’unicité de Dieu), la prophétie et la responsabilité de l’homme devant le jugement divin. »
L’ijtihad ou le dévoilement
Erice Geoffroy situe l’ijtihad à un autre niveau, et, en se situant dans une tradition de maîtres soufis, préfère parler d’ijtihad spirituel, vertical, face à l’ijtihad intellectuel, plus horizontal.
« L’ijtihad spirituel est l’effort intérieur pour faire tomber le voile qui nous sépare de Dieu.
Un voile nécessaire car sans lui, la lumière divine nous foudroierait.
Sans cet ijtihad, on ne peut atteindre al Haqiqa (NDLR : la vérité, la voie qui y mène), car l’ijtihad horizontal ne nous permet pas de le faire.
Ce dévoilement nous mène vers le yaqin coranique (NDLR : la certitude de la foi, au sens allégorique, de vision). »
Dès lors, du jihad à l’ijtihad, ce que l’on retiendra de ces conférences, est la complémentarité de ces deux notions, à la matrice sémantique commune. Une raison supplémentaire, dirons-nous, de les mettre en pratique. C’est l’avis de Mohamed Mestiri. « Il y a, en Europe, une nouvelle conscience qui s’installe. Nous avons besoin de nouveaux intellectuels et de nouveaux discours. L’urgence du débat est interne. »
– Fouad Bahri
– source : www.saphirnews.com