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Inde — Le brahmi, script mystérieux

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Au IIIe millénaire avant notre ère, alors que nos ancêtres plantent encore des menhirs à Carnac, l’Indus est à son apogée. Une civilisation remarquable par son développement, à l’origine d’une écriture qui reste à déchiffrer.

brahmi_2.jpgN’importe quel archéologue en herbe aurait cru à un mirage. Pas eux. En 1856, au beau milieu de l’actuel Pakistan, les Britanniques John et William Brunton tombèrent, tour à tour, sur les sites de deux villes antiques. Manque de chance, les frères étaient ingénieurs, chargés de construire le réseau ferroviaire entre Karachi et Lahore. Ils ne virent dans ces ruines qu’un lot de briques en terre cuite, suffisamment important pour résoudre leur problème d’empierrement des voies ferrées dans cette région perdue… Les cités furent donc réduites en gravats. Dommage, elles représentaient les premiers vestiges exhumés de la culture de l’Indus. Cette civilisation vieille de près de quatre mille cinq cents ans, à cheval sur la frontière indo-pakistanaise, est aujourd’hui reconnue comme l’une des plus avancées de l’âge du bronze. A son apogée, entre 2600 et 1900 avant notre ère, elle comptait plusieurs mégalopoles de plus de 50 000 habitants, équipées de larges rues à angles droits, de puits, de réservoirs et surtout d’un système d’égouts étonnamment moderne – le premier de l’histoire de l’humanité. Le peuple de l’Indus a mis au point des systèmes de mesure (poids, masse, temps), il maîtrisait la navigation maritime, disposait d’outils sophistiqués comme l’écluse ou la charrette et était doté d’un grand raffinement artistique. Surtout, il est l’un des premiers inventeurs de l’écriture. Des signes étranges qui, quatre millénaires plus tard, tiennent toujours les philologues en échec. A tel point qu’on ne sait même pas à quelle langue ils renvoient, ni même s’il s’agit d’une ou de plusieurs langues… En effet, malgré les recherches de tous les experts de la planète depuis un siècle, le mystère du « script de l’Indus » reste entier. D’abord en raison du manque de spécimens disponibles : les quelque 4 000 inscriptions retrouvées à ce jour sont pour la plupart issues de sceaux en argile – sans doute utilisés pour étiqueter des sacs de commerce. Conséquence : chaque inscription ne compte en moyenne que 5 signes et la plus longue de toutes seulement 17 : trop court pour mettre en place une méthode de déchiffrement fiable.

Des inscriptions trop brèves et des signes trop rares

À force de ne rien trouver, certains chercheurs émettent depuis peu l’hypothèse qu’il pourrait en fait s’agir de simples pictogrammes, et non d’un système d’écriture à part entière. La présence de nombreux signes « rares » parmi les 417 recensés à ce jour et le manque de répétitions seraient des arguments suffisamment explicites. Un point de vue scientifique minoritaire mais difficile à contredire en attendant de dénicher de nouveaux spécimens susceptibles de permettre un déchiffrement. D’autant qu’à partir de 1900 avant Jésus-Christ il n’y a plus aucune trace de cette écriture… Disparue, comme la civilisation qui lui avait donné naissance. Que s’est-il passé ? On a évoqué une invasion aryenne, des inondations, la déforestation ou l’assèchement de l’un des principaux fleuves de la région. Mystère et boule de gomme. L’archéologue Jaya Menon, elle, avance une hypothèse géopolitique : « A cette époque, les Mésopotamiens ont déménagé leur capitale et ont multiplié les échanges avec l’actuelle Turquie, souligne-t-elle. Or, privé de commerce, le peuple de l’Indus a pu voir ses villes péricliter, ce qui pourrait expliquer le retour à un mode de vie rural. » Et comme la grande majorité des inscriptions retrouvées était de nature commerciale…

brahmi_3.jpgQuoi qu’il en soit, il faudra attendre plus de mille cinq cents ans avant que l’écriture ne refasse surface dans le sous-continent indien. Au troisième siècle avant notre ère apparaît le brahmi, un script alphasyllabaire, c’est-à-dire composé uniquement des consonnes (24 à l’origine), la voyelle « a » étant implicite et remplaçable par d’autres à l’aide de signes diacritiques. La première trace du brahmi correspond au règne d’Ashoka (269-232 av. J.-C.), l’un des empereurs les plus puissants de l’histoire de l’Inde, qui, après une bataille sanglante, décida de se convertir au bouddhisme. Afin de faire connaître sa nouvelle philosophie à travers son gigantesque royaume, le conquérant repenti avait fait graver ses célèbres « décrets » aux quatre coins de son empire, sur des piliers de pierre, des grottes ou des parois rocheuses : renoncer à la violence et à la guerre, abattre les prisons, respecter les parents, les ascètes et les brahmanes, se montrer bienveillant avec les domestiques et les esclaves, éviter de manger la chair des animaux, respecter les hommes et – tout de même – sa propre personne.

Une saga scripturale qui dure depuis plus de deux mille ans

L’empereur a-t-il encouragé l’invention de la calligraphie pour faciliter la diffusion de ses pensées auprès du peuple ? Là encore, les historiens bafouillent… La plupart affirment que le brahmi est dérivé de l’alphabet araméen – comme le karoshti, une autre écriture créée sous le règne contemporain de l’empire persan des Achéménides, au coeur du Pakistan et de l’Afghanistan actuels – notamment en raison de similarités entre phonèmes. Mais d’autres experts soutiennent qu’il est né en Inde, certains allant jusqu’à en faire l’héritier du fameux script de l’Indus… Cette dernière hypothèse concerne surtout la mouvance nationaliste hindoue, toujours prompte à justifier la prédominance de l’hindouisme dans le passé de la région.

La découverte récente, au Sri Lanka, de plusieurs inscriptions apparemment antérieures aux édits d’Ashoka, laisse cependant penser que le brahmi pourrait avoir des origines proto-dravidiennes, une famille de langues parlées dans le sud de l’Inde. Une théorie qui, dans le contexte de l’éternelle rivalité Aryens-Dravidiens, est évidemment contestée par les Indiens du Nord… Mais les chercheurs sont de plus en plus nombreux à se rallier à la thèse indigène, pour des raisons purement linguistiques. « Il y a effectivement des similarités avec l’araméen et quelques écritures sémitiques, mais elles sont secondaires, affirme Pramod Pandey, professeur de linguistique à l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi. Tout indique que les phonéticiens et les grammairiens étaient déjà à pied d’oeuvre à l’époque d’Ashoka, et le fait est que le brahmi se prête particulièrement bien aux langues indiennes. » Tellement bien qu’il va donner naissance à toutes les écritures développées depuis dans la région – à une exception près, l’ourdou (qui, arrivé avec l’invasion moghole au XVIe siècle, utilise une calligraphie d’origine arabo-persane).

Le brahmi est donc le point de départ d’une saga scripturale qui dure depuis deux mille trois cents ans. D’abord utilisé pour les textes sacrés, le script a été complété, durant environ un siècle, « afin de prendre en compte tous les sons dans l’évolution de la langue parlée », explique Pramod Pandey. Chaque peuple, chaque région a élaboré ensuite ses propres caractères à partir de cette base. Le sanscrit, plus anguleux, au nord ; le tamoul, plus arrondi, au sud : si la forme originelle est modifiée selon les langues, les mentalités, et les instruments calligraphiques, la logique structurelle reste la même.

Ainsi, aujourd’hui, les calligraphies des 24 langues officielles recensées en Inde sont toutes filles du brahmi, et toutes alphasyllabaires. A commencer par le dévanagari, notamment utilisé pour rédiger le sanscrit et l’hindi (la langue la plus parlée de l’Inde), qui est né au viie siècle et reste inchangé depuis le xiie. Même filiation directe pour le tamoul, l’oriya, le kannada, le konkani, le marathi, le gujarati, le bengali, l’assamais ou le manipuri. Pourtant très différentes à l’oral, toutes ces langues régionales ont la même origine multimillénaire au niveau de l’écrit. Une unité rare dans un pays qui, sorti de la religion, a toujours été une mosaïque de peuples et de cultures…

Porté par les marins et les commerçants, le brahmi est également l’ancêtre d’un grand nombre d’écritures d’Asie du Sud-Est (birmane, cinghalaise, laotienne, khmer, thaïe, javanaise, balinaise…), des régions himalayennes et de l’Asie centrale (népalaise, tibétaine, khotanaise…) – même s’il a subi des modifications conséquentes pour s’adapter aux différents systèmes phonologiques. Plus à l’ouest, le hangul (alphabet coréen) est aussi reconnu comme un descendant, et même le japonais aurait été influencé par l’écriture indienne. Avec plus d’une quarantaine d’héritiers toujours utilisés, le brahmi est donc, d’une certaine manière, le grec de l’Asie.


Source: L’Express

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